J’ai parcouru votre lettre. Vous y rapportez que vous [Toki Jōnin] avez dit : « On lit dans le neuvième volume des Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus : “Se libérer du monde [des trois plans] par le moyen des enseignements provisoires est ce que l’on appelle une délivrance de nature éphémère.” » Le moine Ryōshō-bō1 vous a alors répondu : « Un tel passage n’existe 862pas. » Cependant, dans le neuvième volume des Annotations (qui traite du chapitre “Durée de la vie”), on lit ceci : « Dans le passage compris entre “il n’est personne qui, émergeant de l’éphémère”, et “les enseignements éphémères du passé furent exposés dans l’intérêt de la vérité2”, [le texte explique que] se libérer du monde par le moyen des enseignements provisoires est ce que l’on appelle une délivrance de nature éphémère. Il n’est pas une personne des trois véhicules3 qui ne se soit pas libérée du monde des trois plans, pas un être du monde humain et du monde céleste qui n’ait pas échappé aux trois mauvaises voies. Pourtant, pour eux tous, on parle d’une délivrance de nature éphémère. »
On lit dans le neuvième volume du Commentaire textuel du Sūtra du Lotus : « Il n’est personne qui, émergeant de l’éphémère, ne parvienne pas à entrer dans la vérité. Nous savons donc que les enseignements éphémères du passé furent exposés dans l’intérêt de la vérité. »
Il est dit dans le chapitre “Durée de la vie” : « Hommes de bien, l’Ainsi-Venu observe comment, chez les êtres vivants, certains, légers en vertu et lourds en défauts, se satisfont d’enseignements inférieurs (...) Comme les êtres vivants ont [des natures différentes (...), je prêche différentes doctrines. L’œuvre du Bouddha], pas un instant, je ne l’ai délaissée4. » C’est là le passage que Tiantai et Miaole commentent. Dans ce passage de Sūtra, tous les enseignements — depuis le Sūtra de la Guirlande de fleurs, exposé juste après l’illumination du Bouddha et combinant à la fois l’enseignement spécifique et l’enseignement parfait5, jusqu’aux quatorze chapitres composant l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus — sont qualifiés d’« enseignements inférieurs ». On dit des gens qui s’en satisfont qu’ils sont « légers en vertu et lourds en défauts » et l’on démontre que la libération que ces textes permettent d’obtenir est de nature éphémère.
S’il en est ainsi, qu’adviendra-t-il des croyants de l’école Kegon, qui s’appuie sur le Sūtra de la Guirlande de fleurs ; de l’école Hossō, qui s’appuie sur le Sūtra des profonds secrets ; de l’école Sanron, qui se fonde sur les sūtras de la Sagesse ; de l’école Shingon, qui s’appuie sur le Sūtra de Mahavairochana ; de l’école Jōdo qui prône le Sūtra de la méditation et de l’école Zen, qui défend le Lankavatara-sūtra, ainsi que de toutes les autres écoles, dont chacune s’appuie sur son propre sūtra ? Même si tous ces croyants lisent et récitent le sūtra sur lequel leur école s’appuie, en se conformant à ses enseignements, ils ne se libéreront pas du monde des trois plans, pas plus qu’ils n’échapperont aux trois mauvaises voies. Et cela sera encore plus vrai pour ceux qui qualifient ces sūtras de véritable enseignement, ou pour ceux qui prétendent qu’ils surpassent le Sūtra du Lotus ! Ils sont comme des gens qui crachent vers les cieux ou frappent le sol de rage.
Venons-en à la doctrine [essentielle] : après la disparition de l’Ainsi-Venu en Inde, et pendant plus de mille cinq cents ans, les vingt-quatre successeurs du Bouddha tels que Nagarjuna et Vasubandhu en eurent connaissance mais ne la révélèrent pas. En Chine, pendant plus de mille ans, d’autres n’en eurent pas connaissance ; seuls Tiantai et Miaole en donnèrent une explication sommaire. Il semble cependant qu’ils n’aient pas exposé son véritable sens. Et il en fut de même pour le Grand Maître Dengyō. Quand moi, Nichiren, j’étudie cette question, je découvre que, en plus du passage précédemment cité du Sūtra du Lotus, il est dit dans le Sūtra du Nirvana : « Si certains ont des idées différentes concernant les Trois Trésors, sachez bien qu’ils ne pourront plus espérer se réfugier dans ces Trois Trésors purs ni s’appuyer sur eux. Ils n’obtiendront jamais de bienfaits d’aucun des préceptes et, pour finir, ils ne recueilleront pas les fruits de l’auditeur, du bouddha-pour-soi, ou du 863bodhisattva6. » Ce passage fait clairement allusion au [point essentiel du] chapitre “Durée de la vie” du Sūtra du Lotus. Il compare ensuite le chapitre “Durée de la vie” à un arbre, et les enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus ainsi que l’enseignement théorique à son ombre7. Cette comparaison apparaît de nouveau dans le Sūtra du Nirvana. Cela signifie que les bienfaits des cinq périodes et des huit enseignements, des enseignements limités à une certaine dimension et de ceux qui s’étendent au-delà8, de ceux du Mahayana et de ceux du Hinayana sont tous comme une ombre, alors que la doctrine de l’enseignement essentiel est comme un arbre. Cela signifie aussi que les bienfaits tirés des enseignements précédant le chapitre “Durée de la vie” et obtenus par les contemporains du Bouddha sont comme l’ombre d’un arbre dans l’obscurité, car de tels bienfaits n’étaient accessibles qu’à ceux qui avaient déjà entendu le chapitre “Durée de la vie” dans des existences antérieures9.
Votre adversaire a aussi déclaré que l’incroyance ne constitue pas en soi une calomnie, ou que ceux qui ne croient pas ne tomberont pas nécessairement en enfer. Il est pourtant dit à ce sujet, dans le cinquième volume du Sūtra du Lotus : « Si, à l’égard de ce Sūtra, quelqu’un est pris de doute et ne parvient pas à y croire, il tombera aussitôt dans les voies mauvaises10. »
Dans l’ensemble, vous devriez garder ceci à l’esprit : si l’on regarde et le Sūtra du Lotus et les enseignements qui lui sont antérieurs pour évaluer leur supériorité et leur profondeur relatives, la comparaison entre les enseignements encore limités à une certaine dimension et ceux qui s’étendent au-delà peut se faire sur trois niveaux11. L’enseignement de Nichiren correspond à la troisième doctrine. On a peut-être déjà évoqué ici et là les deux premières doctrines, même si c’est en des termes plutôt vagues, comme s’il s’agissait d’un rêve, mais il n’a jamais été fait la moindre allusion à la troisième. Bien que Tiantai, Miaole et Dengyō aient dans une certaine mesure expliqué cette dernière, ils ne l’ont pas pleinement clarifiée. Ils ont laissé ce soin à notre époque, celle de la Fin de la Loi. C’est ce moment qui correspond à la cinquième période de cinq cents ans [après la disparition du Bouddha].
On ne m’a cependant fourni aucune information concernant ce débat doctrinal. Ryōshō-bō est une personne de grande érudition. S’il avait rétorqué « Je suis désolé d’avoir à le dire mais j’avais déjà tout à fait conscience de l’existence de ce passage », et qu’il ait réussi à vous déplaire en prétendant que notre camp avait été vaincu, je me demande ce que vous auriez pu faire. Mais laissons le fait que lui et ses compagnons moines ignoraient ce passage de commentaire. En tout état de cause, qu’il ait prétendu qu’on ne trouve un tel passage dans aucun des soixante volumes12 correspond à une réprimande du ciel. La faute qu’il a commise en calomniant l’enseignement correct est devenue évidente lorsqu’il a rencontré un émissaire du Sūtra du Lotus. De plus, cette affaire de débat doit bien avoir une cause quelconque. Veuillez chercher précisément ce qu’en disent Ōta Jirō Hyōe, de Kajima, Daishin-bō, et le supérieur du temple principal13. De telles situations sont décrites en détail dans le Sūtra. Il est certain que le pratiquant du Sūtra du Lotus sera entravé par le roi-démon du sixième ciel. Parmi les dix sujets de méditation14, celle-ci correspond à la méditation sur les fonctions démoniaques15. C’est ainsi que le démon se réjouit de faire obstacle au bien et de pousser à faire le mal. Il est impuissant face à ceux qu’il ne peut contraindre à accomplir des actes mauvais, et ne peut que leur laisser faire le bien. Il déteste farouchement ceux qui accomplissent les pratiques des deux véhicules et les exhorte à accomplir un moindre bien. Il fait obstacle à ceux qui se livrent aux pratiques de bodhisattva en les encourageant dans le sens de la pratique des deux véhicules. Et, pour finir, si 864quelqu’un pratique exclusivement l’enseignement pur et parfait, il le fera retomber dans l’enseignement parfait combiné à l’enseignement spécifique16. Vous pouvez vous appuyer ici sur le huitième volume de La Grande Concentration et Pénétration.
Vous dites que Ryōshō-bō a également prétendu qu’un pratiquant de La Grande Concentration et Pénétration devait garder les préceptes. Cependant, le neuvième volume du Commentaire textuel du Sūtra du Lotus interdit aux pratiquants parvenus à la première, à la deuxième et à la troisième [des cinq étapes de la pratique17] de garder les préceptes. Cela apparaît aussi clairement dans le texte du Sūtra lui-même18. Ces contradictions contenues dans La Grande Concentration et Pénétration sont expliquées par Miaole sous forme de questions-réponses19. Voyez à ce sujet le neuvième volume des Annotations sur La Grande Concentration et Pénétration.
Il existe deux sortes de pratiquants se trouvant à l’étape initiale où l’on se réjouit [d’entendre le Sūtra du Lotus]. Les pratiquants aux facultés supérieures peuvent garder les préceptes, alors que ceux dont les facultés sont inférieures ont l’interdiction de le faire. De plus, il y a des différences entre l’époque de la Loi correcte, celle de la Loi formelle et celle de la Fin de la Loi, et entre la pratique du shōju et celle du shakubuku. Vous devriez aussi prendre en compte l’image employée par le Grand Maître Dengyō « [aussi rare et étrange] qu’un tigre sur une place de marché20 ».
Dorénavant, vous n’avez plus besoin de débattre à Shimo’usa. Après avoir vaincu les moines Ryōshō-bō et Shinen-bō21, si vous débattiez avec d’autres, l’effet n’en serait que dilué. J’ai appris que ces moines me calomniaient depuis maintenant quelques années. Ces moustiques et ces taons, car c’est bien ce qu’ils sont, sont à ce point insensés que, sans le moindre fondement, ils insultent Nichiren, qui est pareil au roi lion, alors qu’ils ne l’ont ni écouté, ni vu. Il paraîtrait plutôt étrange que des personnes de l’école du Lotus Tendai récitent eux-mêmes Nam-myōhō-renge-kyō tout en approuvant le fait que d’autres répètent le Nembutsu. Pourtant, non seulement ils ne leur font pas de remontrances mais ils critiquent celui qui affronte concrètement l’école Nembutsu, ce qui est bien étrange ! En ce qui concerne Daishin-bō, comme je vous l’ai écrit précédemment, veuillez le réprimander sévèrement par courrier. Il semble qu’il ait été ramené à la foi par les dix filles rakshasa. Il semblerait aussi qu’un messager du roi-démon se soit emparé de lui, mais l’ait maintenant quitté. L’affirmation du Sūtra « des divinités malfaisantes prendront possession de certaines gens22 » ne saurait être mensongère.
J’aurais encore bien des choses à vous dire, mais le messager est pressé et c’est pourquoi je vous écris tout cela de nuit.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le premier jour du dixième mois
Notes
1. Ryōshō-bō (né en 1213) était le supérieur d’un centre de formation de l’école Tendai de la province de Shimo’usa. On dit qu’il a contribué à développer l’intérêt pour les études du Tendai dans la région du Kantō.
2. La version originale des Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus, citée ici, contient entre parenthèses l’instruction selon laquelle le caractère chinois signifiant « pour le bien de » doit être prononcé sur un ton descendant. Lue sur un ton différent en chinois, elle aurait un sens différent. Cette instruction et d’autres du même genre ont été volontairement omises dans le texte.
3. Enseignements destinés aux auditeurs, aux bouddhas-pour-soi et aux bodhisattvas. Voir glossaire.
4. Sūtra du Lotus, chap. 16. Pour l’essentiel, dans le passage dont il est ici question, le bouddha Shakyamuni déclare que, en raison de la capacité limitée des êtres, il n’a pas immédiatement révélé que l’état de bouddha était éternel mais qu’il avait plutôt enseigné qu’il avait 865renoncé au monde dans sa jeunesse et atteint l’illumination plus tard. En accord avec les diverses capacités des êtres, il dispensa les enseignements provisoires opportuns, tous destinés à permettre aux gens de s’éveiller à la vérité contenue dans le chapitre “Durée de la vie”.
5. Selon le système de classification doctrinale de Tiantai, les enseignements de la période Kegon combinent l’enseignement spécifique et l’enseignement parfait. Seul le Sūtra du Lotus représente l’enseignement pur et parfait.
6. Ce passage critique ceux qui ne reconnaissent pas l’éternité des Trois Trésors (le Bouddha, la Loi et la Communauté bouddhiste). Il constitue pour l’essentiel une reformulation de la doctrine énoncée dans le chapitre “Durée de la vie”.
7. Dans le Sūtra du Nirvana, on se sert de l’arbre pour représenter le bouddha éternel. Comme l’éternité de la vie du bouddha est révélée dans le chapitre “Durée de la vie”, Nichiren compare ce chapitre “Durée de la vie” à un arbre.
8. Les enseignements encore limités à une certaine dimension sont des doctrines partielles exposées dans un contexte particulier pour des gens dotés de facultés particulières, alors que ceux qui s’étendent au-delà sont plus complets et plus profonds.
9. Ceux qui avaient déjà entendu le chapitre “Durée de la vie” dans des existences passées avaient par là même reçu la graine de l’illumination. Ainsi, lorsqu’ils renaquirent avec le bouddha Shakyamuni en Inde et entendirent les enseignements qu’il dispensa en préparation au chapitre “Durée de la vie”, cette graine put être nourrie et se développer et ils acquirent des bienfaits.
10. Sūtra du Lotus, chap. 15.
11. Le premier niveau de comparaison définit le Sūtra du Lotus comme supérieur aux enseignements qui lui sont antérieurs ; le deuxième définit l’enseignement essentiel du Sūtra du Lotus comme supérieur à l’enseignement théorique de ce Sūtra du Lotus ; et le troisième définit le bouddhisme de la Loi merveilleuse comme supérieur à l’enseignement essentiel. Le troisième niveau correspond à la « troisième doctrine », qui désigne aussi la Loi de Nam-myōhō-renge-kyō.
12. Les soixante volumes correspondent aux trois œuvres majeures de Tiantai composées chacune de dix volumes et aux trois ouvrages de commentaires de Miaole sur ces mêmes œuvres, composés également chacun de dix volumes. Les œuvres de Tiantai s’intitulent Sens profond du Sūtra du Lotus, Commentaire textuel du Sūtra du Lotus, et La Grande Concentration et Pénétration ; celles de Miaole, Annotations sur le Sens profond du Sūtra du Lotus, Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus et Annotations sur La Grande Concentration et Pénétration.
13. On ne sait pas exactement qui était ce responsable des moines du temple principal. Il s’agit peut-être du supérieur des moines du temple où Ryōshō-bō résida temporairement.
14. Dix sujets de méditation définis par Tiantai dans La Grande Concentration et Pénétration, dans le cadre d’un système de méditation complet pour percevoir la vérité des trois mille mondes en un instant de vie. Voir glossaire.
15. Les fonctions démoniaques correspondent à la cinquième des dix méditations. En méditant de cette façon, le pratiquant développe sa clairvoyance et perçoit mieux comment les démons travaillent à entraver l’illumination. Voir aussi « dix sujets de méditation » dans le glossaire.
16. En d’autres termes, le démon séduira cette personne pour l’écarter du Sūtra du Lotus et la diriger vers le Sūtra de la Guirlande de fleurs.
17. Pratique destinée aux croyants du Sūtra du Lotus après la disparition de Shakyamuni, définie par Tiantai. Voir glossaire.
18. Nichiren se réfère ici aux passages du chapitre “Distinctions des bienfaits” sur lequel se fondent les cinq étapes de la pratique.
19. La Grande Concentration et Pénétration exhorte à la stricte observance des préceptes et paraît donc contredire à la fois le passage précédemment mentionné du Commentaire textuel du Sūtra du Lotus et le chapitre “Distinctions des bienfaits” sur lesquels ce passage se fonde. Dans ses Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus, Miaole explique que cette œuvre de Tiantai s’adresse aux croyants du Sūtra du Lotus qui en sont aux étapes initiales de la pratique, alors que La Grande Concentration et Pénétration s’adresse à ceux qui ont déjà progressé vers des étapes ultérieures.
20. Traité sur la lampe pour l’époque de la Fin de la Loi. On y lit ceci : « Si, à l’époque de la Fin de la Loi, on trouvait des personnes qui gardent les préceptes, ce serait là un phénomène aussi rare et étrange qu’un tigre sur une place de marché. Qui pourrait bien y croire ? »
21. Shinen-bō était un moine du Tendai qui vivait dans la province de Shimo’usa. On sait peu de chose à son sujet.
22. Sūtra du Lotus, chap. 13.