Points de repère
« Ainsi ai-je entendu » est l’expression qui apparaît au début de nombreux sūtras. Les sūtras sont les enseignements du bouddha Shakyamuni tels qu’ils furent d’abord mémorisés puis transcrits par ses disciples. L’expression « ainsi ai-je entendu » témoigne donc de la validité d’un texte que l’on s’apprête à mettre par écrit sous forme de sūtra, mais Nichiren explique ici son sens plus profond. Tiantai dit : « Le mot “ainsi” [dans “Ainsi ai-je entendu”] désigne l’Entité d’une doctrine entendue de la bouche du Bouddha. » L’essence de chaque sūtra est représentée par son titre. Et le titre, ou l’essence du Sūtra du Lotus, Myōhō-renge-kyō, est l’enseignement bouddhique suprême. C’est pourquoi Miaole expliqua ainsi les mots de Tiantai : « Si “ainsi” ne correspond pas à l’enseignement qui surpasse les huit enseignements, alors comment peut-on considérer que l’enseignement qui suit est bien celui du Sūtra du Lotus ? »
Dans cette lettre, Nichiren souligne que Myōhō-renge-kyō, le titre du Sūtra du Lotus, est l’essence non seulement du Sūtra du Lotus mais également de tous les autres sūtras. Il le compare à la corde d’armature d’un filet, qui réunit les « mailles des huit enseignements ». Cela signifie aussi que, si l’on se fonde sur le point de vue du Sūtra du Lotus, tous les autres sūtras et les enseignements qu’ils contiennent ont de la valeur et peuvent être utilisés pour expliquer et propager le cœur du Sūtra du Lotus, Nam-myōhō-renge-kyō.
Pour finir, Nichiren cite une interprétation de Zhangan concernant une déclaration de Tiantai contenue dans sa préface au Sens profond du Sūtra du Lotus, et conclut : « Myōhō-renge-kyō ne correspond ni au texte littéral, ni à son sens, mais au cœur du Sūtra dans son intégralité. »
Cette lettre explique aussi pourquoi les gens refusaient de croire dans le titre du Sūtra du Lotus qui représentait pourtant son principe le plus profond. Ils ne cherchaient pas à saisir son sens en se fondant sur la supériorité relative des divers enseignements mais se forgeaient plutôt un jugement en fonction du statut des moines qui les dispensaient. Or, ce n’était pas les maîtres bouddhistes de rang élevé mais un humble moine, Nichiren, qui avait exposé la Loi de Myōhō-renge-kyō.
J’ai bien reçu le rouleau contenant l’intégralité du Sūtra du Lotus de la Loi merveilleuse, recopié par vos soins en petits caractères, ainsi que les deux vêtements matelassés, les dix mille pièces de monnaie, et les cent éventails que vous avez offerts [pour la consécration de ce rouleau].
Dans le premier volume du Commentaire textuel du Sūtra du Lotus, nous découvrons 867un passage où il est dit : « Le mot “ainsi” [dans “Ainsi ai-je entendu”] désigne l’Entité d’une doctrine entendue de la bouche du Bouddha. » Et on lit dans le premier volume des Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus : « Si “ainsi” ne correspond pas à l’enseignement qui surpasse les huit enseignements, alors comment peut-on considérer que l’enseignement qui suit est bien celui du Sūtra du Lotus ? »
Le Sūtra de la Guirlande de fleurs commence par : « Le Grand et vaste Sūtra de la Guirlande de fleurs du Bouddha. Ainsi ai-je entendu. » Les sūtras de la Sagesse commencent par : « Le Sūtra de la grande perfection de sagesse dans sa version longue. Ainsi ai-je entendu. » Et, au début du Sūtra de Mahavairochana, on trouve : « Le Sūtra de Mahavairochana de la transformation grâce aux pouvoirs transcendantaux. Ainsi ai-je entendu. » Qu’indique ce « ainsi » dans ces sūtras comme dans tous les autres ? Il se rapporte au titre de chaque sūtra. Quand le Bouddha exposait un sūtra, il lui attribuait un titre révélant son principe ultime. Après la disparition du Bouddha, quand ses auditeurs, notamment Ananda, Manjusri et Vajrasattva, compilèrent ses enseignements, ils énonçaient d’abord le titre du sūtra, puis ajoutaient : « Ainsi ai-je entendu. »
Le cœur de chaque sūtra est contenu dans son titre. Par exemple, l’Inde est un pays composé de soixante-dix royaumes dont les frontières s’étendent sur quatre-vingt-dix mille ri1. Cependant, les êtres humains, les animaux, les plantes, les montagnes, les fleuves et la terre de ce pays sont inclus dans le seul mot « Inde ». Toutes les choses qui existent sur les quatre continents de ce monde sont clairement reflétées, sans exception, à la surface de la lune. De la même manière, les enseignements d’un sūtra sont inclus dans son titre.
Les titres des sūtras Agama, par exemple, expliquent le principe ultime de ces sūtras, à savoir que toute chose est impermanente. Ces titres sont cent, mille, dix mille fois supérieurs aux deux caractères signifiant existence et non-existence, qui sont utilisés dans les titres des écrits non bouddhiques. En entendant les titres des sūtras Agama, les disciples des quatre-vingt-quinze écoles non bouddhiques abandonnèrent leurs positions erronées et se convertirent au chemin correct de l’impermanence. Ceux qui entendent les titres des sūtras de la Sagesse s’éveillent aux trois enseignements : toute chose est vacuité en elle-même2, la vérité du milieu est indépendante de la vacuité et de l’existence temporaire3, et la vérité du milieu est indéfectiblement unie à la vacuité et à l’existence temporaire4. Ceux qui entendent le titre du Sūtra de la Guirlande de fleurs perçoivent l’un ou l’autre des deux derniers enseignements dont je viens de parler.
Ceux qui entendent le titre du Sūtra de Mahavairochana, ceux des sūtras Vaipulya et des sūtras de la Sagesse comprennent que toute chose, à l’analyse, se révèle sans substance, ou que toute chose est la vacuité5 en elle-même ; que la vacuité est indépendante de la vérité du milieu et de l’existence temporaire6, ou que la vacuité est inséparable de la vérité du milieu et de l’existence temporaire7 ; que la vérité du milieu est indépendante de la vacuité et de l’existence temporaire, ou qu’elle est inséparablement unie à elles deux. Cependant, ceux qui écoutent les titres de ces sūtras des enseignements provisoires ne sont pas en mesure de s’éveiller au bienfait de l’illumination parfaite provenant des enseignements de l’inclusion mutuelle des dix états, des cent états et des mille facteurs, et des trois mille mondes.
Les sūtras autres que le Sūtra du Lotus n’exposent pas cette doctrine ultime et leurs disciples sont donc comme des hommes du commun à l’étape où l’on n’est bouddha qu’en théorie. Les bouddhas et les bodhisattvas qui apparaissent dans ces sūtras n’atteignent pas l’étape où l’on entend le nom et les mots de la vérité concernant la pratique 868du Sūtra du Lotus, encore moins l’étape de la perception et de l’action, car ils ne récitent pas même le titre du Sūtra du Lotus. C’est pourquoi le Grand Maître Miaole a déclaré dans les Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus : « Si “ainsi” ne correspond pas à l’enseignement qui surpasse les huit enseignements, alors comment peut-on considérer que l’enseignement qui suit est bien celui du Sūtra du Lotus ? » Les titres des divers autres sūtras relèvent des huit enseignements. Ces titres sont comme les mailles d’un filet de pêche, alors que le titre du Sūtra du Lotus est comme la corde d’armature du filet qui réunit les mailles des huit enseignements. Ceux qui récitent Myōhō-renge-kyō [le titre du Sūtra du Lotus] même sans comprendre sa signification s’éveillent non seulement au cœur du Sūtra du Lotus mais aussi à la « corde d’armature » ou au principe essentiel des enseignements dispensés par le Bouddha de son vivant.
Un prince héritier qui n’est âgé que d’un, deux ou trois ans, régnera après son accession au trône et sera obéi par le régent impérial et les ministres, même s’il n’en a pas pour l’instant conscience. De même, sans comprendre clairement le sens de ce qu’il fait, un bébé qui tète le sein de sa mère grandira naturellement. Par contre, un ministre arrogant qui rabaisse un jeune prince héritier provoquera sa propre chute, comme ce fut le cas de Zhao Gao, [de la dynastie des Jin]. En méprisant le prince qui ne récite que le titre du Sūtra du Lotus, les érudits des autres écoles et des autres sūtras provoqueront leur propre chute, à l’instar de Zhao Gao, et tomberont dans l’Enfer aux souffrances incessantes. Cependant, si un pratiquant du Sūtra du Lotus qui en récite le titre sans en connaître la signification se laisse effrayer par les moines érudits des autres écoles et abandonne sa foi, alors cette personne sera comme le jeune empereur fantoche Huhai qui [remplaça le prince héritier mais] se laissa intimider par Zhao Gao, qui le tua.
Nam-myōhō-renge-kyō n’est pas seulement l’essence des enseignements dispensés par le Bouddha de son vivant mais aussi le cœur, l’Entité et le principe ultime du Sūtra du Lotus. Pourtant, si merveilleux que soit cet enseignement, nul ne l’a propagé durant les quelque deux mille deux cent vingt années écoulées depuis la disparition du Bouddha. Les vingt-quatre successeurs du Bouddha en Inde ne l’ont pas propagé, pas plus que Tiantai ou Miaole en Chine, ni le prince Shōtoku ou le Grand Maître Dengyō au Japon. C’est pourquoi, lorsque le moine insignifiant que je suis l’a exposé, les gens ont refusé d’y croire en pensant qu’il s’agissait d’un enseignement erroné. C’est tout à fait compréhensible. Ainsi, si un soldat de grade peu élevé avait annoncé avoir séduit la belle dame de la Cour Wang Zhaojun, nul ne l’aurait cru. De même, les gens ne croient pas qu’un humble moine pourrait exposer Nam-myōhō-renge-kyō, le cœur du Sūtra du Lotus, alors que même Tiantai et Dengyō, qui se situaient à un rang aussi élevé que les ministres et les nobles de la Cour, ne l’ont pas propagé.
Vous ne le savez peut-être pas mais le corbeau, le plus méprisé des oiseaux, peut reconnaître les présages annonçant les bons et les mauvais événements qui se dérouleront dans l’année, alors que l’aigle et l’épervier en sont incapables. Un serpent ne saurait rivaliser avec un dragon ou un éléphant, mais il peut prédire la venue d’une inondation sept jours à l’avance. Même si Nagarjuna et Tiantai n’ont pas eu connaissance de l’enseignement que je propage, s’il se révèle juste à la lumière du Sūtra, il ne faut pas le remettre en cause. Celui qui me tient en mépris et ne récite pas Nam-myōhō-renge-kyō est comme un bébé qui n’a pas confiance dans le lait de sa mère et refuse le sein, ou comme un malade qui se méfie de son médecin et rejette le médicament qu’il lui prescrit. Nagarjuna et Vasubandhu se sont éveillés à cet enseignement mais ne l’ont pas propagé, peut-être parce qu’ils 869savaient que le moment n’était pas approprié, et que les gens de leur époque n’avaient pas la capacité de le comprendre. D’autres ne l’ont probablement pas propagé parce qu’ils l’ignoraient. La Loi du Bouddha se propage en fonction du moment et de la capacité des gens. Bien que je ne sois pas digne de cet enseignement, je le propage parce que le moment est approprié.
Nos contemporains considèrent les cinq caractères de Myōhō-renge-kyō comme un simple titre, ce qui n’est pas correct. Ils représentent l’Entité, c’est-à-dire le cœur du Sūtra du Lotus. Zhangan a déclaré : « [L’explication du titre] présentée dans la préface [de Tiantai] élucide le sens profond du Sūtra. Le sens profond correspond au cœur du texte8. » Selon ce commentaire, Myōhō-renge-kyō ne correspond ni au texte littéral ni à son sens, mais au cœur du Sūtra dans son intégralité. Ceux qui recherchent le cœur du Sūtra en dehors de son titre sont aussi insensés que la tortue qui recherchait le foie du singe en dehors du singe9 ou que le singe qui quitta la forêt pour rechercher des fruits au bord de la mer.
Nichiren
Le vingt-huitième jour du onzième mois de la troisième année de Kenji [1277], signe cyclique de hinoto-ushi
Au moine séculier Soya Jirō10
Notes
1. Ancienne unité de longueur du Japon. Voir glossaire.
2. Conception exposée dans l’enseignement intermédiaire, ou proto-Mahayana, selon laquelle, du fait que toute chose provient de la production conditionnée, son existence est en soi la vacuité.
3. Conception exposée dans l’enseignement spécifique selon laquelle les trois vérités sont séparées et indépendantes les unes des autres. Voir « triple vérité » dans le glossaire.
4. Conception exposée dans l’enseignement parfait, qui énonce la relation d’inclusion mutuelle de la réalité ultime et de tous les phénomènes ainsi que l’unification des trois vérités. En d’autres termes, selon cette conception, chacune des trois vérités possède l’ensemble des trois en elle-même.
5. Conception exposée dans l’enseignement des Trois Corbeilles selon laquelle tous les phénomènes apparaissent comme vacuité quand on les analyse à partir des éléments qui les constituent. Cette conception s’oppose à celle qui a été exposée précédemment (voir la note 2), selon laquelle tous les phénomènes sont sans substance en eux-mêmes. Les enseignements de cette catégorie furent exposés en premier lieu pour les personnes des deux véhicules et en second lieu pour les bodhisattvas.
6. Conception de la vacuité exposée dans l’enseignement des Trois Corbeilles signifiant qu’il s’agit de la seule réalité et excluant toutes les autres conceptions ou vérités.
7. Conception exposée dans l’enseignement intermédiaire selon laquelle toute chose est fondamentalement sans substance mais manifeste cependant une réalité temporaire ou un aspect phénoménal.
8. Cette citation est tirée de la préface de Zhangan au Sens profond du Sūtra du Lotus, et fait référence à la préface de la même œuvre par Tiantai.
9. On trouve cette histoire dans le Recueil des sūtras sur les existences antérieures du Bouddha. Deux tortues vivaient autrefois au fond de l’océan. La femelle, qui s’apprêtait à mettre bas, aspirait à manger du foie de singe. Le mâle gagna la surface et trompa un singe en l’invitant à monter sur son dos pour, dit-il, le conduire sur l’autre rive où les fruits étaient plus abondants. Une fois dans l’océan, la tortue voulut s’emparer du foie du singe, mais ce dernier prétendit l’avoir laissé derrière lui, au sommet d’un arbre, et promit à la tortue de le lui donner si elle le reconduisait sur la rive d’où il venait. La tortue s’exécuta mais, dès la rive atteinte, le singe quitta d’un bond la carapace et se précipita au sommet d’un arbre, d’où il se moqua de la tortue qui s’était montrée si stupide.
10. Soya Jirō Kyōshin (1224-1291) vivait dans le village de Soya, dans la province de Shimo’usa, et fut l’un des principaux croyants de la région.