Points de repère
Cette lettre a été écrite au mont Minobu et envoyée à Shijō Kingo, à Kamakura, lors de la première année de Kōan (1278). Son contenu ressemble beaucoup à celui d’une autre lettre, Le traitement de la maladie, envoyé à Toki Jōnin à la même époque. En fait, la partie d introduction est quasiment identique à celle de la lettre à Toki Jōnin.
La vie de Nichiren au mont Minobu était particulièrement difficile. L’hiver, il régnait un froid cinglant et son abri n’était pas adapté. La nourriture constituait un autre problème. De plus, pendant presque toute la première moitié de l’année 1278, Nichiren avait souffert d’affaiblissement physique et de dysenterie chronique. Shijō Kingo, qui excellait dans la pratique de la médecine, avait prescrit un remède qu’il avait fait parvenir à Nichiren avec d’autres offrandes. Dans cette lettre, Nichiren dit combien il apprécie les offrandes de Shijō Kingo.
Nichiren fait référence à deux sortes de maladies : les maladies du corps, dont les causes sont généralement physiques, et les maladies de l’esprit, issues des trois poisons. Il explique que, si les maladie du corps peuvent être guéries par des médecins d’un certain talent, ce n’est pas le cas des maladies de l’esprit ; seuls les enseignements bouddhiques apportent un remède à de tels troubles. Il attribue aussi la cause des épidémies qui sévissaient alors au Japon aux calomnies à l’encontre du Sūtra du Lotus. Il affirme qu’elles ne pourraient être enrayées ni par les enseignements du Hinayana ni par les enseignements provisoires du Mahayana. Seule la foi dans le Sūtra du Lotus a le pouvoir d’éradiquer l’offense de la calomnie et de soulager les souffrances des êtres humains.
Les maladies des êtres humains peuvent être divisées en deux catégories générales. La première est celle des maladies du corps. Les maladies physiques comprennent les cent un troubles de l’élément terre, les cent un troubles de l’élément eau, les cent un troubles de l’élément feu et les cent un troubles de l’élément vent, soit un total de quatre cent quatre maladies1. Les maladies de cette sorte sont guérissables grâce aux médicaments prescrits par des médecins de talent tels que Détenteur-d’Eau, Porteur-d’Eau2, Jivaka et Bian Que3.
La seconde catégorie est celle des maladies de l’esprit. Ce sont les trois poisons et quatre-vingt-quatre mille maladies4. Seul un bouddha peut les guérir ; elles dépassent en effet les pouvoirs curatifs des deux divinités et des trois ascètes5, et plus encore celles de Shen Nong et de l’empereur Huang6.
Les maladies de l’esprit ont des degrés de gravité bien différents. Les trois poisons et les quatre-vingt-quatre mille maladies qui 930affligent les hommes du commun dans les six voies sont curables par le Bouddha des écoles Kusha, Jōjitsu et Ritsu, qui relèvent de l’enseignement des Trois Corbeilles du Hinayana. Cependant, si l’on essaye d’utiliser les enseignements du Hinayana pour guérir les trois poisons et les quatre-vingt mille maladies provenant de la calomnie contre des sūtras du Mahayana, tels que le Sūtra de la Guirlande de fleurs, les sūtras de la Sagesse et le Sūtra de Mahavairochana, ces maladies ne feront qu’empirer et ne seront jamais guéries. Elles ne peuvent être traitées que par les enseignements du Mahayana. De même, si l’on tente d’utiliser le Sūtra de la Guirlande de fleurs, les sūtras de la Sagesse et le Sūtra de Mahavairochana, ou les enseignements des écoles Shingon et Sanron, pour guérir les trois poisons et les quatre-vingt mille maladies engendrés par l’opposition des pratiquants des divers sūtras du Mahayana au Sūtra du Lotus, ces maladies n’en deviendront que plus graves. Prenons un exemple : les flammes provenant de la combustion de bois ou de charbon sont facilement éteintes avec de l’eau mais, si l’on verse de l’eau sur un feu alimenté par de l’huile, il n’en brûlera que plus intensément, les flammes montant toujours plus haut.
Les épidémies qui sévissent au Japon depuis l’année dernière n’appartiennent pas à la catégorie des quatre cent quatre maladies du corps. Elles dépassent donc les pouvoirs de guérison de Hua Tuo7 et Bian Que. Elles ne font pas davantage partie des quatre-vingt-quatre mille maladies pouvant être soignées par les enseignements du Hinayana ou du Mahayana provisoire. C’est pourquoi les prières des moines appartenant aux écoles fondées sur ces enseignements non seulement ne mirent pas un terme aux épidémies mais les aggravèrent. Même si ces épidémies s’apaisent cette année, elles séviront sûrement de nouveau dans les années à venir. Elles ne cesseront probablement qu’après la survenue d’un événement effroyable.
Il est dit dans le Sūtra du Lotus : « Même s’il pratique l’art de la médecine et que par ses méthodes il réussit à guérir quelqu’un, cette personne attrapera une maladie pire encore qui la mènera finalement à la mort (...) son état ne fera qu’empirer8. » Il est dit dans le Sūtra du Nirvana : « À cette époque-là, le roi Ajatashatru [régnait] à Rajagriha (...) [et] des furoncles apparurent sur tout son corps. (...) [Le roi dit alors à sa mère] : “Ces furoncles ont leur origine dans l’esprit ; ils ne proviennent pas des quatre éléments. Même si des gens prétendent qu’un médecin est en mesure de les guérir, c’est tout simplement impossible.” » Miaole dit : « Les hommes sages perçoivent la cause des choses, de même que les serpents connaissent la voie des serpents9. »
Les épidémies actuelles sont comme les furoncles virulents du roi Ajatashatru que seul le Bouddha était apte à guérir. Elles ne peuvent être enrayées que par le Sūtra du Lotus.
J’ai commencé à souffrir de dysenterie le trentième jour du douzième mois de l’année dernière et, jusqu’au troisième ou quatrième jour du sixième mois de cette année, les diarrhées devinrent chaque jour plus fréquentes et chaque mois plus graves. Au moment précis où je pensais qu’il s’agissait sûrement de mon karma immuable, vous m’avez envoyé un bon remède. Depuis que je le prends, mon mal a diminué régulièrement et n’a plus maintenant qu’un centième de son intensité précédente. Je me demande si le bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements, n’a pas pénétré votre corps pour me venir en aide, à moins que les bodhisattvas sortis de la terre ne m’aient octroyé le bon médicament de Myōhō-renge-kyō. Chikugo-bō10 vous expliquera tout cela plus en détail.
Post-scriptum
Votre messager est arrivé à l’heure du Chien [entre dix-neuf heures et vingt et 931une heures], le vingt-cinquième jour de ce mois. Vous m’avez fait parvenir tant de choses que je ne peux les compter. Veuillez faire part de toute ma gratitude à Toki pour son offrande d’un kimono d’été. Veuillez aussi dire à votre épouse combien je suis attristé par la disparition de son grand-père.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le vingt-sixième jour du sixième mois
Réponse à Nakatsukasa Saemon-no-jō
Notes
1. Terre, eau, feu et vent étaient considérés par les Indiens des temps anciens comme les éléments constitutifs de toutes choses. Du point de vue du corps humain, la terre correspond à la chair, aux os, à la peau et aux cheveux ; l’eau au sang et à la sueur ; le feu à la température du corps ; et le vent à la fonction de respirer. Le nombre « cent un » n’est pas à prendre à la lettre, mais signifie simplement un grand nombre.
2. Détenteur-d’Eau et Porteur-d’Eau étaient un père et son fils, tous deux excellents médecins, mentionnés dans le Sūtra de la lumière dorée. À un moment donné, une épidémie éclata et se propagea dans tout leur pays. Détenteur-d’Eau était trop âgé pour dispenser le traitement approprié, mais Porteur-d’Eau maîtrisait l’art de la médecine et, à la place de son père, sauva les gens des ravages de l’épidémie.
3. Bian Que était un médecin de la période des Printemps et Automnes (770-403 avant notre ère) en Chine. Lors de son enfance, il étudia la médecine et l’on dit qu’il avait développé le talent de guérir pratiquement n’importe quelle sorte de maladie.
4. Il ne faut pas prendre à la lettre le nombre « quatre-vingt-quatre mille », mais cela signifie simplement ici un grand nombre. On emploie tantôt l’expression « quatre-vingt-quatre mille », tantôt « quatre-vingt mille ». Ces maladies proviennent des trois poisons, l’avidité, la haine et l’ignorance, inhérents à la vie humaine.
5. Les deux divinités sont Shiva et Vishnu et les trois ascètes Kapila, Uluka et Rishabha. Pour les trois ascètes, voir aussi le glossaire.
6. Shen Nong et Huang sont deux des trois souverains légendaires idéaux de la Chine ancienne. Selon Le livre des mutations, on dit aussi qu’ils avaient de grandes aptitudes dans le domaine médical et ils furent révérés comme des divinités tutélaires et comme les inventeurs de la médecine.
7. Hua Tuo était un médecin de la dynastie des Han postérieurs (25-220), que l’on disait tout particulièrement habile en matière de chirurgie. Quand acupuncture et médicaments se révélaient inefficaces, il donnait au patient des narcotiques et procédait à une opération chirurgicale. Il mit au point un système d’exercices physiques qu’il pratiqua lui-même. On dit que cela lui permit d’être toujours actif et vigoureux, même à l’âge de cent ans.
8. Sūtra du Lotus, chap. 3.
9. Annotations sur le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus.
10. Chikugo-bō est un autre nom de Nichirō (1245-1320), un disciple de Nichiren qui figurait parmi les six moines principaux.