Points de repère
Cette lettre fut écrite au mont Minobu lors du neuvième mois de 1278, à l’attention de Shijō Kingo, un disciple dévoué qui excellait à la fois dans la médecine et dans les arts martiaux. Dans cette lettre, Nichiren déclare : « Bien que vous ayez été contraint, à maintes reprises, de renoncer à vos fiefs, vous dites dans votre lettre que le seigneur Ema vient de vous en confier de nouveaux. » Dans une lettre que Nichiren adressa à Shijō Kingo le mois suivantL’obtention de nouveaux fiefs, il déclare : « Ainsi, votre seigneur vous a octroyé de nouveaux fiefs ! Je n’arrive pas à y croire ; c’est si merveilleux que je me demande s’il ne s’agit pas d’un rêve. » On peut alors raisonnablement présumer que Shijō Kingo fit parvenir une notice informelle de son seigneur Ema à Nichiren avant de lui faire part de l’annonce officielle. C’est pourquoi Nichiren exprime sa joie sans réserve dans sa lettre du dixième mois.
Le seigneur Ema avait pendant plusieurs années désapprouvé la croyance de Shijō Kingo et, sous la pression de fausses accusations lancées contre lui par des samouraïs jaloux qui l’accompagnaient, il lui ordonna finalement soit d’abandonner sa foi dans les enseignements de Nichiren, soit de déménager dans une lointaine province. Cependant, en 1277, Ema tomba malade et le traitement de Shijō Kingo le guérit. Ema lui renouvela sa confiance et, l’année suivante, lui octroya des fiefs bien plus étendus que ceux qu’il avait précédemment.
Heureux de la victoire de Shijō Kingo, Nichiren dit que la vertu cachée apporte une récompense visible, ce qui signifie que ce sont la foi sincère de Shijō Kingo et ses efforts pour amener son seigneur vers la foi dans le Sūtra du Lotus qui lui ont permis d’obtenir cette récompense. Il décrit aussi le mérite acquis grâce au Sūtra du Lotus par les mots suivants : « Plus lointaine est la source, plus long est le fleuve. » C’est ce qui donne son titre à cette lettre. Il dit : « À l’avenir, je me rendrai sans aucun doute sur le lieu de l’illumination et ceux qui m’ont soutenu résideront aussi tous ensemble dans la terre pure du pic de l’Aigle. » Nichiren indique ainsi qu’il est « l’envoyé de l’Ainsi-Venu » mentionné dans le Sūtra du Lotus, et que ceux qui le soutiennent atteindront la bouddhéité.
J’ai bien reçu les mille pièces de monnaie et je les ai présentées respectueusement au Sūtra du Lotus comme une offrande de Yorimoto1.
Je crois que, au loin, le bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements, le bouddha Maints-Trésors, et les bouddhas des dix directions et, plus près, les dieux du soleil et de la lune dans leurs palais célestes veilleront certainement sur vous.
951Si quelqu’un excelle en ce monde, même ceux qui sont considérés comme des personnes vertueuses et des sages, sans parler des autres, en deviendront jaloux et éprouveront de la rancune à son égard. Trois mille dames de la Cour furent jalouses de Wang Zhaojun, la favorite de l’empereur de la dynastie des Han antérieurs. Les épouses de Shakra, au nombre de quatre-vingt-dix-neuf millions de nayuta, ont toutes envié Kaushika2. Le ministre Fujiwara no Saneyori éprouvait de la rancune contre le prince Kaneakira et Fujiwara no Tokihira répandit des mensonges auprès de l’empereur sur le compte de Sugawara no Michizane, provoquant ainsi son exil3.
Considérez votre situation personnelle à la lumière de ces exemples. Le domaine du moine séculier Ema [votre seigneur], était traditionnellement étendu, mais il a maintenant diminué. Le seigneur Ema a de nombreux fils en mesure de lui succéder ainsi que de nombreuses personnes depuis longtemps à son service. Ses vassaux sont sans doute saisis d’une jalousie croissante à votre égard, de même que les poissons s’agitent quand l’eau de leur étang diminue ou que les oiseaux rivalisent pour se poser sur la même branche quand les vents d’automne se mettent à souffler. De plus, comme vous avez de temps à autre désobéi à votre seigneur et que vous vous êtes opposé à ses vœux, les calomnies à votre encontre ont dû être d’autant plus nombreuses. Cependant, bien que vous ayez été contraint, à maintes reprises, de renoncer à vos fiefs, vous dites dans votre lettre que le seigneur Ema vient de vous en confier de nouveaux. C’est vraiment merveilleux. Voilà ce que l’on entend par « une vertu cachée produit une récompense visible ». C’est là le résultat de votre détermination à conduire votre seigneur à la foi dans le Sūtra du Lotus.
Autrefois ennemi du Bouddha, le roi Ajatashatru se convertit à la foi dans le Sūtra du Lotus sur la recommandation de son ministre Jivaka, si bien qu’il prolongea sa vie et poursuivit son règne. Le roi Merveilleux-Ornement corrigea ses vues erronées grâce à l’exhortation de ses deux fils4. Cela s’applique aussi dans votre cas. Le seigneur Ema s’est certainement aujourd’hui adouci, à la suite de vos réprimandes. C’est uniquement le résultat de votre foi résolue dans le Sūtra du Lotus.
Plus les racines sont profondes, plus les branches sont luxuriantes. Plus lointaine est la source, plus long est le fleuve. Tous les sūtras autres que le Sūtra du Lotus ont des racines superficielles et leur cours n’est pas long, alors que le Sūtra du Lotus a des racines profondes et une source lointaine. C’est pourquoi le Grand Maître Tiantai a déclaré que le Sūtra du Lotus se perpétuerait et se propagerait jusque dans l’époque mauvaise de la Fin de la Loi.
Nombreux sont ceux qui ont eu foi dans cet enseignement. Mais comme de grandes persécutions perpétrées par les autorités et d’autres encore se sont abattues sur moi à maintes reprises, après m’avoir suivi un ou deux ans, tous ont par la suite abandonné leur foi ou se sont retournés contre le Sūtra du Lotus. Ou, s’ils n’ont pas abandonné leur pratique, ils y ont renoncé dans leur cœur. Ou, s’ils n’y ont pas renoncé dans leur cœur, ils ont abandonné leur pratique.
Le bouddha Shakyamuni était l’héritier du roi Shuddhodana qui était un grand roi, régnant sur les quatre-vingt-quatre mille deux cent dix pays du Jambudvipa. Tous les rois de cette terre s’inclinaient devant lui et il comptait dix mille millions de serviteurs. Néanmoins, Shakyamuni quitta le palais du roi Shuddhodana à l’âge de dix-neuf ans et entra au mont Dandaka, où il accomplit des pratiques ascétiques pendant douze ans. À cette époque, il était accompagné de cinq hommes5, Ajnata Kaundinya, Ashvajit, Bhadrika, Dashabala Kashyapa et le prince Kolita. Mais, parmi ces cinq hommes, deux quittèrent Shakyamuni au cours de la sixième année, et les 952trois autres durant les six années qui suivirent. Shakyamuni poursuivit seul sa pratique et devint Bouddha.
Il est encore plus difficile de croire dans le Sūtra du Lotus qu’en Shakyamuni et le Sūtra se définit d’ailleurs lui-même comme « le plus difficile à croire et le plus difficile à comprendre6 ». De plus, à l’époque de la Fin de la Loi, les persécutions sont bien plus fréquentes et intenses que du vivant du bouddha Shakyamuni. Il est dit dans le Sūtra qu’un pratiquant qui persévère en dépit de ces difficultés acquerra des bienfaits plus grands que ceux qu’il aurait obtenus en faisant des offrandes au Bouddha pendant tout un kalpa.
Quelque deux mille deux cent trente ans se sont désormais écoulés depuis la disparition du Bouddha. Ceux qui ont propagé la Loi bouddhique en Inde durant les quelque mille ans suivant cette disparition sont tous sans exception inscrits dans l’histoire, et la liste de ceux qui ont répandu les enseignements bouddhiques en Chine pendant mille ans et au Japon pendant sept cents ans est aussi clairement établie. Cependant, rares sont ceux parmi eux qui ont rencontré des persécutions aussi terribles que celles qui ont été subies par le Bouddha. Beaucoup se sont décrits eux-mêmes comme des sages ou des personnes vertueuses, mais aucun n’a jamais vécu la prophétie du Sūtra : « [Puisque haine et jalousie envers ce Sūtra abondent en ce monde du vivant même de l’Ainsi-Venu,] ne seront-elles pas pires encore après sa disparition7 ? » Le bodhisattva Nagarjuna, Tiantai et Dengyō ont rencontré de grandes persécutions pour la cause de la Loi bouddhique, mais aucune ne fut aussi grande que celles décrites par le Bouddha dans le Sūtra. C’est parce qu’ils naquirent avant l’époque où le Sūtra du Lotus devait être propagé.
Nous sommes maintenant déjà entrés dans « la dernière période de cinq cents ans8 », c’est-à-dire au commencement de l’époque de la Fin de la Loi. Cette période est comparable au soleil lors du solstice d’été, le quinzième jour du cinquième mois, ou à la lune de la récolte le quinzième jour du huitième mois. Tiantai et Dengyō étaient nés trop tôt pour le voir ; ceux qui naîtront après regretteront d’être venus trop tard.
Les principales forces de l’ennemi9 ont déjà été vaincues et celles qui demeurent ne peuvent rivaliser avec moi. Voici précisément l’époque prédite par le Bouddha, « la dernière période de cinq cents ans », ou le début de l’époque de la Fin de la Loi, c’est-à-dire l’ère désignée par le passage « ne seront-elles pas pires encore après sa disparition » ? Si les paroles du Bouddha ne sont pas fausses, un sage a dû apparaître dans le continent du Jambudvipa. Selon les sūtras, la plus grande guerre que la terre n’ait jamais connue éclatera comme signe de la venue de ce sage, et, puisque la guerre en question10 a déjà eu lieu, ce sage est sûrement déjà apparu dans le Jambudvipa. L’apparition d’un animal légendaire, le qilin11, avertit les Chinois de l’époque de Confucius que celui-ci était un sage. Il ne fait aucun doute que l’écho [de la cloche qui résonne] dans un sanctuaire de campagne est l’annonce de la venue d’un sage. Quand le Bouddha fit son apparition en ce monde, les arbres de santal se mirent à pousser, ce qui informa ses contemporains qu’il s’agissait d’un sage. Laozi12 fut reconnu comme un sage parce que, à sa naissance, le caractère chinois « deux » était inscrit sur la plante de l’un de ses pieds et le caractère « cinq » sur l’autre13. À quoi alors reconnaît-on le sage du Sūtra du Lotus en cette époque de la Fin de la Loi ? Il est dit dans le Sūtra que « celui qui est capable de prêcher ce Sūtra14 » ou qui « peut garder ce Sūtra15 » est « l’envoyé de l’Ainsi-Venu16 ». En d’autres termes, celui qui adopte les huit volumes ou un seul volume, un seul chapitre ou un seul verset du Sūtra du Lotus, ou qui récite le Daimoku, est l’envoyé de l’Ainsi-Venu. Celui qui persévère au 953milieu de grandes persécutions et adhère au Sūtra du début à la fin est lui aussi l’envoyé de l’Ainsi-Venu.
N’étant qu’un homme du commun, je n’ai peut-être pas l’esprit de l’envoyé de l’Ainsi-Venu. Cependant, pour avoir encouru la haine des trois puissants ennemis et avoir été exilé à deux reprises, je suis pareil à l’envoyé de l’Ainsi-Venu. Bien que mon esprit soit imprégné par les trois poisons et que mon corps soit celui d’un homme du commun, puisque je récite à voix haute Nam-myōhō-renge-kyō, je suis pareil à l’envoyé de l’Ainsi-Venu. Si je cherche un exemple dans le passé, je suis comparable au bodhisattva Jamais-Méprisant. Si je considère le présent, je vis la description des persécutions du Sūtra « à coups de sabre ou de bâton, de tuiles ou de pierres17 ». Dans l’avenir, je me rendrai sans aucun doute sur le lieu de l’illumination et ceux qui m’ont soutenu résideront aussi tous ensemble dans la terre pure du pic de l’Aigle. J’ai beaucoup d’autres choses à vous dire mais je vais m’arrêter là et vous laisse le soin d’apporter la conclusion.
Le jeune acolyte malade est guéri, et je m’en réjouis. Daishin Ajari18 est décédé, exactement comme vous l’avez prédit. Tout le monde ici fait votre éloge, en disant que même un Jivaka de l’époque de la Fin de la Loi ne vous égalerait pas. Je pense qu’ils ont peut-être bien raison. Nous disons entre nous que vos prédictions concernant Sammi-bō et Sōshirō19 se sont vérifiées aussi précisément que coïncident les deux moitiés d’un même sceau. Je vous confie ma vie et ne consulterai jamais aucun autre médecin.
Nichiren
Le quinzième jour du neuvième mois de la première année de Kōan [1278], signe cyclique de tsuchinoe-tora
À Shijō Kingo
Notes
1. Yorimoto est le prénom donné à Shijō Kingo. Son nom complet est Shijō Nakatsukasa Saburō Saemon-no-jō Yorimoto. Saemon-no-jō correspond à son titre officiel, et Kingo, sa traduction chinoise.
2. D’après le Traité de la grande perfection de sagesse, Kaushika est le nom de Shakra lorsqu’il était autrefois brahmane mais, dans ce contexte, ce nom semble désigner son épouse.
3. Fujiwara no Saneyori (900-970), dignitaire de la Cour, fut apparemment déçu dans ses attentes parce qu’il espérait que son fils Yoritada serait nommé ministre de la gauche. Il nourrit de ce fait de la rancune contre le prince Kaneakira, fils du soixantième empereur Daigo (897-930), qui avait obtenu cette fonction. Quant à Fujiwara no Tokihira (871-909), il fut ministre de la gauche et se trouva ainsi placé au-dessus du ministre de la droite. Il éprouva de la jalousie à l’égard d’un autre conseiller de l’empereur Uda, Sugawara no Michizane (845-903), lorsque ce dernier fut nommé ministre de la droite car c’était un homme qui lui était supérieur, tant sur le plan de l’érudition que sur celui du caractère. Tokihira porta contre lui de fausses accusations auprès de l’empereur et cela valut à Michizane d’être rétrogradé et envoyé à l’ouest du Japon où il mourut de désespoir. Michizane fut reconnu comme kami après sa mort et le sanctuaire de Kitano à Kyōto lui fut dédié. (Les personnes dont les noms apparaissent dans le texte et qui sont mentionnées dans cette note sont citées selon leur titre, conformément à la version originale japonaise, à l’exception de Michizane auquel est attribué son titre posthume.)
4. Il s’agit là d’une référence au vingt-septième chapitre du Sūtra du Lotus. Les deux fils sont Pure-Resserre et Pure-Vision.
5. On connaît ces cinq hommes sous le nom des cinq ascètes. Le prince Kolita est plus connu sous le nom de Mahanama.
6. Sūtra du Lotus, chap. 10.
7. Ibid.
8. Il s’agit des cinq périodes de cinq cents ans consécutives suivant la disparition de Shakyamuni où, dit-on, le bouddhisme se propage, prospère et finalement décline. Il faut distinguer ces cinq périodes des trois époques de la Loi. Voir glossaire.
9. « Les principales forces de l’ennemi » désignent les écoles influentes de l’époque, les écoles Shingon, Nembutsu, Zen et Ritsu. Ces doctrines furent réfutées par Nichiren sur la base du Sūtra du Lotus.
954 10. Nichiren veut parler ici de la vaste campagne de conquête lancée par l’empire mongol. La plus grande partie du continent eurasien se retrouva sous son contrôle ou sous l’infuence directe de cet empire, fondé par Genghis Khan. Son petit-fils Khoubilaï Khan lança des attaques navales massives contre le Japon en 1274 et 1281, mais sans succès.
11. Bête sauvage imaginaire qui apparaît dans une légende de la Chine ancienne. Voir glossaire.
12. Plus connu dans les pays francophones sous le nom de Lao Tseu.
13. Selon une légende de la Chine ancienne, on reconnaît qu’un nouveau-né est un sage au fait que le caractère « deux » figure sur la plante de l’un de ses pieds et « cinq » sur l’autre. Ce fait est mentionné dans les Mémoires historiques.
14. Sūtra du Lotus, chap. 11.
15. Ibid., chap. 17.
16. Ibid., chap. 10.
17. Ibid.
18. Ajari est un titre honorifique qui signifie « maître ». Daishin était un disciple de Nichiren, né dans la province de Shimo’usa, et l’on pense qu’il était membre de la famille Soya. Il a formé les croyants de Kamakura et a pris la responsabilité de les guider, alors que Nichiren était en exil sur l’île de Sado.
19. Sōshirō était probablement un disciple de Nichiren qui, par la suite, se retourna contre lui.