Points de repère
Cette lettre a été écrite au mont Minobu lors du onzième mois de la deuxième année de Kōan (1279). Elle s’adresse au jeune Nanjō Tokimitsu, intendant du village d’Ueno, dans la province de Suruga. Nanjō Tokimitsu adopta les enseignements de Nichiren dans son jeune âge et révéra Nikkō, dont il fit son maître.
Il s’agit là d’une réponse à un rapport de Tokimitsu concernant le rôle de ce dernier dans la protection des disciples de Nichiren, dans la région d’Atsuhara, où ils étaient persécutés par les autorités liées au gouvernement de Kamakura. Tokimitsu usa de son influence pour protéger d’autres croyants. Il en hébergea dans sa propre maison et négocia la libération d’autres qui avaient été emprisonnés. Nichiren rendit hommage à son courage en l’appelant « Ueno le vertueux ». Lors du neuvième mois de 1279, le gouvernement arrêta sous de fausses accusations vingt croyants paysans qui, tous, refusèrent de revenir sur leur allégeance envers Nichiren et, le quinzième jour du dixième mois, trois de ces paysans furent décapités.
Le dernier paragraphe de cette lettre traite de l’inquiétude qui s’était emparée du Japon en raison de la vague d’épidémies et des rumeurs d’invasion étrangère. Nichiren déclare avec force que, la mort étant inévitable, la vie devrait être consacrée à l’ambition la plus élevée qui soit, l’illumination.
La Porte du Dragon mentionnée dans cette lettre apparaît dans le folklore chinois et, bien qu’on n’ait pas pu la situer de manière précise, on pense qu’il s’agissait d’une cascade ou de rapides situés sur le cours intermédiaire du fleuve Jaune.
Il existe en Chine une cascade appelée la Porte du Dragon. L’eau y plonge d’une hauteur de cent pieds, à une vitesse supérieure à celle d’une flèche décochée par un robuste guerrier. On dit qu’un grand nombre de carpes se rassemblent dans le bassin, au-dessous, avec l’espoir de gravir la cascade, et que toutes celles qui réussissent se changeront en dragons. Cependant pas une seule carpe sur cent, sur mille, voire sur dix mille, ne peut remonter la cascade, même au bout de dix ou vingt ans. Certaines sont emportées par la force du courant, d’autres sont la proie des aigles, des éperviers, des milans et des hiboux, et d’autres sont prises au filet ou à la main, voire transpercées par les flèches des pêcheurs qui s’alignent de part et d’autre de la cascade, laquelle est longue de dix chō. Telle est la difficulté rencontrée par une carpe pour devenir dragon.
Il y avait autrefois au Japon deux grands clans de guerriers, les Minamoto et les Taira. Ils étaient comme deux chiens de garde, fidèles aux portes du palais 1013impérial. Ils gardaient l’empereur avec une ferveur comparable à celle de l’humble peuple des montagnes lorsqu’il admire la pleine lune qui s’élève derrière les sommets, la quinzième nuit du huitième mois. Ils étaient éblouis par les fêtes élégantes des nobles de la Cour et de leurs dames, exactement comme les singes dans les arbres s’extasient à la vue de la lune et des étoiles qui brillent dans le ciel. Malgré leur condition modeste, ils aspiraient à trouver un moyen de s’immiscer dans les cercles de la Cour. Mais, bien que Sadamori, du clan Taira1, ait brisé la rébellion de Masakado, il ne fut pas pour autant admis à la Cour, pas plus que ses descendants immédiats, Masamori compris. Jusqu’à l’époque du fils de Masamori, Tadamori, personne au sein du clan Taira ne fut autorisé à y entrer. Mais ses descendants, Kiyomori et son fils, Shigemori, non seulement goûtèrent la vie des nobles de la Cour, mais virent la lune se lever quand la fille de Kiyomori devint l’épouse de l’empereur, et le soleil apparaître quand le petit-fils de Kiyomori devint empereur.
Il n’est pas plus facile d’atteindre la bouddhéité que pour des hommes de statut modeste d’entrer dans les cercles de la Cour ou que pour les carpes de gravir la Porte du Dragon. Ainsi, Shariputra pratiqua les austérités de bodhisattva pendant soixante kalpa afin d’atteindre la bouddhéité mais, finalement, il ne put persévérer plus longtemps et retomba dans les voies des deux véhicules2. Même certains de ceux qui ont formé des liens avec le Sūtra du Lotus au temps du bouddha Excellence-Sagesse-Grandes-Universelles ont sombré dans les souffrances des naissances et des morts pendant une durée correspondant à des kalpa de particules de poussière de systèmes de mondes majeurs. D’autres, qui avaient reçu les graines de la bouddhéité dans un passé encore plus lointain, souffrirent pendant des kalpa et des kalpa de particules de poussière d’innombrables systèmes de mondes majeurs. Tous ces gens ont pratiqué le Sūtra du Lotus mais, quand ils ont été harcelés d’une manière ou d’une autre par le roi-démon du sixième ciel, qui s’était emparé de leurs souverains et d’autres personnes au pouvoir, ils ont régressé et abandonné leur foi, s’égarant ainsi dans les six voies3 pendant d’innombrables kalpa.
Jusqu’à une époque récente, ces événements semblaient n’avoir eu aucune incidence sur nous, mais nous nous trouvons maintenant confrontés au même genre d’épreuves. Je désire que tous mes disciples fassent un grand vœu4. Nous avons la grande chance d’être en vie après les vastes épidémies de l’année dernière et celle de l’année précédente. Mais en ces temps d’invasion mongole imminente, il semble que rares seront les survivants. En définitive, nul n’échappe à la mort. Les souffrances à ce moment-là seront tout à fait identiques à celles que nous connaissons actuellement. Puisque la mort surviendra de toute façon, vous devriez avoir le désir d’offrir votre vie pour le Sūtra du Lotus. Considérez une telle offrande comme une goutte de rosée qui rejoint l’océan ou un grain de poussière retournant à la terre. On lit dans un passage du troisième volume du Sūtra du Lotus : « Nous vous supplions pour que les mérites obtenus grâce à ces offrandes s’étendent au loin et à chacun, afin que les autres êtres ordinaires et nous-mêmes puissions parvenir ensemble à la Voie du Bouddha5. »
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le sixième jour du onzième mois
Réponse à Ueno le vertueux
J’écris cette lettre en témoignage de ma profonde gratitude pour votre dévouement tout au long des événements d’Atsuhara.
1014Notes
1. Voir dans le tableau la lignée du clan Taira.
Clan Taira
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Sadamori (Xe siècle)
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Masamori (XIe siècle)
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Tadamori (1096-1153)
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Kiyomori (1118-1181)
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Shigemori (1138-1179)
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Tokuko(♀) (1155-1213)
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Emperor Takakura (1161-1181)
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Emperor Antoku (1178-1185)
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2. On trouve cette histoire dans le Traité de la grande perfection de sagesse. Un jour, alors que Shariputra pratiquait la voie du bodhisattva, un brahmane lui demanda son œil. Shariputra le lui donna, mais le brahmane fut si révulsé par son odeur qu’il le jeta et l’écrasa. Voyant cela, Shariputra mit un terme à sa pratique de bodhisattva, retomba dans la pratique du Hinayana et, de cette façon, fut incapable d’atteindre la bouddhéité.
3. Il s’agit des mondes où transmigrent les êtres non éveillés. Voir glossaire.
4. Cela correspond au vœu d’atteindre la bouddhéité soi-même et d’y mener également les autres.
5. Sūtra du Lotus, chap. 7.