Points de repère
Cette lettre a été envoyée du mont Minobu à Nanjō Tokimitsu qui avait demandé à Nichiren d’offrir des prières pour son père, Nanjō Hyōe Shichirō, à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. C’est là la réponse de Nichiren à cette requête. Le père de Nanjō Tokimitsu était mort le huitième jour du troisième mois lors de l’année 1265, et cette lettre fut écrite le même jour de l’année 1280. Nichiren y explique le véritable sens de la piété filiale. En citant des exemples, tirés des traditions chinoise et indienne, de rétributions qui se sont abattues sur des personnes ayant trahi leurs parents, il entend indiquer de manière implicite le grand mérite qui découle d’actes qui s’accordent avec la piété filiale. Nichiren se demande alors quel est l’enseignement qui permet de s’acquitter de ses obligations envers ses parents. Il dit que les doctrines confucéennes nous enseignent comment nous occuper de nos parents de leur vivant. Mais comme ces doctrines n’appréhendent pas la véritable nature éternelle de la vie, elles n’indiquent pas comment apporter des bienfaits aux parents après leur mort. Elles n’enseignent donc pas la piété filiale au sens le plus profond.
Ensuite, Nichiren explique que les enseignements du Hinayana et les enseignements provisoires du Mahayana ne révèlent pas pleinement la vérité ultime. Il dit qu’ils ne permettent pas aux parents défunts d’atteindre la bouddhéité et conclut que ce n’est que grâce à la foi dans le Sūtra du Lotus, qui y mène de la même façon tous les êtres vivants, que l’on peut aider ses parents défunts à l’atteindre, et s’acquitter ainsi pleinement de ses obligations à leur égard.
J’ai bien reçu le sac de riz que vous m’avez fait parvenir en offrande pour commémorer l’anniversaire de la mort d’Ueno.
Je vais le présenter au Bouddha et réciter la partie en vers du chapitre “Durée de la vie” du Sūtra du Lotus.
Pour comprendre le sens de la piété filiale, il faut d’abord saisir ce qu’est un comportement non filial. On peut prendre à ce sujet l’exemple d’un certain Youmeng1 qui frappa autrefois son père, ce qui lui valut d’être abattu par la foudre. Pour avoir maudit sa mère, un certain Banfu2 fut attaqué et dévoré par un serpent venimeux. Le roi Ajatashatru tua son père, ce qui lui valut de contracter la lèpre blanche. Et, pour avoir tué l’un de ses parents, le roi Virudhaka se retrouva piégé dans un bateau en feu sur une rivière et tomba vivant dans l’Enfer aux souffrances incessantes. Pareilles choses ne se sont jamais produites pour quelqu’un tuant une personne étrangère à sa famille. En considérant les effets du manquement à la piété filiale, on comprend combien le dévouement à ses parents engendre de grands bienfaits.
1044Les quelque trois mille volumes d’écrits non bouddhiques3 ne traitent pas d’autres sujets ; ils ne font qu’enseigner une conduite respectueuse à l’égard de son père et de sa mère. Cependant, même si ces enseignements nous permettent de nous acquitter de nos obligations envers nos parents dans notre vie présente, ils ne permettent pas de les aider dans leur vie à venir. La dette de reconnaissance due à notre père et à notre mère est aussi vaste que l’océan. Si l’on se soucie d’eux alors qu’ils sont en vie mais que l’on ne fait rien pour les aider dans leur vie prochaine, ce ne sera rien de plus qu’une goutte d’eau.
Les quelque cinq mille volumes d’écrits bouddhiques ne traitent pas non plus d’autres sujets ; ils énoncent uniquement les mérites de la piété filiale. Cependant, même si les enseignements dispensés par l’Ainsi-Venu pendant les quelque quarante premières années de sa prédication semblent traiter de la piété filiale, le Bouddha n’y a rien révélé sur ce sujet. C’est pourquoi, même si ces enseignements semblent traiter de la piété filiale, en fait, ils n’en font rien.
Le vénérable Maudgalyayana sauva sa mère des souffrances du monde des esprits affamés4. Il ne parvint cependant qu’à la mener vers les mondes des êtres vivants et célestes, et ne put l’aider à entrer sur la Voie de l’atteinte de la bouddhéité. À l’âge de trente ans, l’Ainsi-Venu Shakyamuni dispensa un enseignement à son père, le roi Shuddhodana, qui lui permit d’atteindre le quatrième niveau d’accomplissement5, c’est-à-dire le plus élevé. Et, à l’âge de trente-huit ans, il aida sa mère, la reine Maya, à atteindre le stade d’arhat6. Pourtant, si de tels actes semblent en apparence respectueux de la piété filiale, le Bouddha était en fait coupable de manquement à cet égard car, même s’il avait libéré ses parents des six voies, il les avait entraînés sur une voie qui ne les mènerait jamais à la bouddhéité7. C’était comme ramener un prince héritier au rang de roturier, ou marier une princesse à un homme de basse naissance. C’est pourquoi le Bouddha a dit : « [Si je me servais d’un véhicule inférieur pour convertir ne serait-ce qu’une personne], je serais coupable d’avarice et de cupidité, mais une telle chose serait impossible8. » Pour avoir donné à ses parents un plat d’orge bouilli et leur avoir refusé de l’amrita9, et pour leur avoir offert des alcools non décantés et leur avoir refusé du bon vin, le Bouddha s’était révélé le plus mauvais des fils. À l’instar du roi Virudhaka, il aurait dû tomber vivant dans la grande citadelle de l’Enfer aux souffrances incessantes et, comme cela arriva au roi Ajatashatru, son corps aurait dû être infecté par la lèpre blanche. Cependant, quarante-deux ans [après avoir atteint l’illumination], il exposa le Sūtra du Lotus en disant : « Ces disciples, bien qu’ils aient conçu une certaine idée de l’extinction et qu’ils aient accédé à ce qu’ils prennent pour le nirvana, se mettront en quête de la sagesse de bouddha dans cette autre terre et auront la possibilité d’entendre ce Sūtra10. » Comme Shakyamuni avait exposé le Sūtra du Lotus pour s’acquitter de sa dette de reconnaissance envers son père et sa mère, le bouddha Maints-Trésors, qui était venu du monde Pureté-du-Trésor, fit son éloge en le qualifiant de bouddha le plus véritablement respectueux de la piété filiale. Et les bouddhas des dix directions s’assemblèrent et déclarèrent qu’il était, parmi tous les bouddhas, le plus fidèle à ses parents.
À la lumière de tout cela, il est clair que les habitants du Japon sont tous dépourvus de piété filiale. Dans un passage du Sūtra du Nirvana, le Bouddha enseigna que les personnes qui manquent de piété filiale envers leurs parents seraient plus nombreuses que les particules de poussière de la terre11. C’est pourquoi le soleil, la lune et les quatre-vingt-quatre mille étoiles dans le ciel se mirent tous en colère et fixèrent d’un regard furieux notre pays. C’est ce que 1045les maîtres du Yin et du Yang au Japon décrivent au souverain comme de fréquentes perturbations dans les cieux. Et, en raison des étranges événements qui se produisent jour après jour sur la terre, le pays est pareil à un petit bateau ballotté sur le grand océan. C’est pourquoi les enfants du Japon ont perdu leur vitalité et les femmes vomissent du sang12.
Vous êtes, dans tout le Japon, la personne la plus respectueuse de la piété filiale. Brahma et Shakra descendront du ciel pour vous servir d’aile droite et d’aile gauche, et les dieux de la terre des quatre directions soutiendront vos pieds en vous révérant comme leurs père et mère. J’aimerais encore dire beaucoup d’autres choses mais je vais en rester là.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le huitième jour du troisième mois de la troisième année de Kōan [1280]
Réponse destinée à Ueno
Notes
1. Personnage légendaire chinois.
2. Autre personnage légendaire chinois.
3. Il s’agit là des écrits confucéens et de ceux du Dao.
4. Selon le Sūtra sur la cérémonie pour les défunts, Maudgalyayana perçut avec son œil divin que sa mère défunte souffrait dans le monde des esprits affamés. Il essaya de lui faire parvenir de la nourriture en se servant de ses pouvoirs transcendantaux, mais cette nourriture se changea en flammes et brûla. Il rechercha alors les conseils de Shakyamuni, qui l’exhorta à faire des offrandes pour elle aux moines le quinzième jour du septième mois. Maudgalyayana fit des offrandes à la Communauté bouddhiste selon ses instructions et la souffrance de sa mère s’en trouva soulagée.
5. Il s’agit de la plus élevée des quatre étapes que les auditeurs du Hinayana visent à atteindre. Ces quatre étapes sont, en ordre croissant, l’étape de celui qui entre dans le courant (skt. srota-apanna), l’étape de celui qui ne revient [dans le monde] qu’une fois (sakridagamin), l’étape de celui qui ne revient jamais (anagamin) et l’étape d’arhat.
6. La reine Maya était l’épouse du roi Shuddhodana et la mère de Shakyamuni. On ne sait pas exactement dans quelle source il est indiqué qu’elle atteignit le stade d’arhat alors que Shakyamuni avait trente-huit ans. Selon le Maya-sūtra, Shakyamuni se servit de ses pouvoirs transcendantaux pour accéder au ciel des trente-trois divinités où il dispensa ses enseignements à sa mère, la reine Maya, qui avait pu y renaître.
7. Cette déclaration reflète l’idée énoncée dans les enseignements provisoires du Mahayana, selon laquelle les personnes des deux véhicules n’atteindront jamais la bouddhéité.
8. Sūtra du Lotus, chap. 2. « Le véhicule inférieur » désigne ici les enseignements provisoires.
9. Il s’agit d’une boisson légendaire comparable à l’ambroisie, souvent traduit par « douce rosée » dans l’Inde ancienne.
10. Sūtra du Lotus, chap. 7.
11. Ici, Nichiren fait probablement référence au passage du Sūtra du Nirvana qui compare ceux qui croient dans l’enseignement correct aux particules de poussière pouvant tenir sur un ongle, et ceux qui pratiquent les enseignements erronés aux particules de poussière de la terre.
12. Il s’agit probablement là d’une allusion aux épidémies.