Points de repère
Nichiren envoya cette lettre à Shijō Nakatsukasa Saburō Saemon, ou Shijō Kingo, lors du dixième mois de la troisième année de Kōan (1280) pour le remercier de son offrande de riz. Il loue aussi Shijō Kingo pour son dévouement hors pair, en exprimant sa gratitude non seulement pour l’esprit indomptable dont le samouraï fit preuve au moment de la persécution de Tatsunokuchi, lorsque Nichiren faillit être exécuté, mais aussi pour les grands efforts qu’il déploya ensuite pour rendre visite à Nichiren et lui offrir les vivres dont il avait besoin, à la fois sur l’île de Sado et au mont Minobu.
Dans la dernière partie de cette lettre, Nichiren se dit convaincu que c’est en endurant diverses épreuves pour la cause du Sūtra du Lotus qu’il s’est libéré du karma lié à ses calomnies passées. Il déclare que, en endurant de telles persécutions pour la Loi merveilleuse, il dépasse même les Grands Maîtres du passé, Tiantai et Dengyō. Il a ainsi montré qu’il était le pratiquant du Sūtra du Lotus de l’époque de la Fin de la Loi. Il exprime son éveil, celui d’une personne dont la vie fait un avec la Loi, et décrit sa demeure dans la région isolée du mont Minobu, comme « le lieu du bouquet de bienfaits » où se rassemblent bouddhas, bodhisattvas et divinités.
J’ai bien reçu le riz que vous m’avez fait parvenir de Tono’oka1. Je l’ai utilisé à titre d’offrande pour le service funéraire commémoratif consacré aux ancêtres défunts2, le septième mois de cette année et également pour le repas des moines.
Non seulement les moines présents mais aussi l’assemblée réunie au pic de l’Aigle3, le Bouddha et les dieux ont sûrement accepté votre offrande et s’en réjouissent. Il est difficile de trouver les mots pour exprimer à quel point j’apprécie votre bonté constante et vos fréquentes visites.
En tout cas, il n’y a aucun doute quant à votre illumination dans votre vie prochaine. Plus que tout, je me rappelle comment, dans la huitième année de l’ère Bun’ei [1271], alors que j’encourais la fureur des autorités et que je faillis être décapité à Tatsunokuchi, dans la province de Sagami, vous avez tenu les rênes de mon cheval et m’avez accompagné pieds nus en versant des larmes de tristesse. Vous étiez même prêt à donner votre vie si j’avais été réellement exécuté. Dans quelle vie pourrais-je l’oublier ?
Et ce n’est pas tout. Exilé sur l’île de Sado, enseveli sous la neige venue de la mer du nord et exposé aux vents venus des sommets du nord, ma survie semblait presque impossible. Rejeté même par mes 1079compagnons de longue date, j’ai pensé que je ne reviendrais pas davantage sur mon lieu de naissance qu’une pierre posée au fond de l’océan ne pourrait remonter à la surface alors qu’il faudrait la force de mille hommes pour la déplacer. En tant qu’homme du commun, j’aspirais tout naturellement à revoir les gens de mon village natal.
Pour un laïc comme vous, sommé de consacrer son temps au service de son seigneur, croire dans le Sūtra du Lotus est en soi très rare. De plus, franchissant les montagnes et les rivières et traversant la grande mer bleue, vous avez effectué un long trajet pour venir me rendre visite. Comment votre détermination pourrait-elle être inférieure à celle de l’homme qui se brisa les os dans la Cité des Parfums4 ou du garçon qui abandonna son corps dans les montagnes Neigeuses5 ?
De plus, en ce qui me concerne, alors qu’il était très peu probable que je réapparaisse dans le monde, j’ai été gracié, pour une raison que j’ignore, lors du printemps de la onzième année de Bun’ei et j’ai pu revenir à Kamakura.
En m’interrogeant sur le sens de ces événements, j’en ai déduit que je dois maintenant être libéré du karma des offenses passées. En une occasion, j’ai failli perdre la vie. Durant l’ère Kōchō, je fus exilé dans la province d’Izu et, pendant l’ère Bun’ei, sur l’île de Sado. Pour avoir adressé à maintes reprises des remontrances aux autorités, j’ai rencontré persécutions sur persécutions. Cependant, pour cette raison même, j’ai certainement déjà échappé à l’accusation d’avoir « trahi l’enseignement du Bouddha6 ».
Néanmoins, quand, pour mieux avancer sur la Voie, j’ai souhaité quitter le monde pour cette forêt de montagne, les gens ont émis des opinions variées. Cependant après avoir soigneusement soupesé mes motivations, je suis venu sur cette montagne, dans cette province, où j’ai déjà passé sept printemps et automnes.
Sans préjuger ici de ma sagesse, par les épreuves endurées et les blessures subies en tant qu’allié du Sūtra du Lotus, je dépasse même le Grand Maître Tiantai de Chine et jusqu’au Grand Maître Dengyō du Japon. Le moment est en effet venu pour qu’il en soit ainsi. Si je suis bien un pratiquant du Sūtra du Lotus, alors Shakyamuni, seigneur des enseignements du pic de l’Aigle ; l’Ainsi-Venu Maints-Trésors, du monde de la Pureté-du-Trésor ; les bouddhas des dix directions, émanations de Shakyamuni ; les grands bodhisattvas de l’enseignement essentiel ; les grands bodhisattvas de l’enseignement théorique ; Brahma, Shakra, les divinités dragons, et les dix filles rakshasa doivent tous êtres présents en ce lieu. Là où il y a de l’eau résident les poissons. Là où il y a des bois se rassemblent les oiseaux. Sur les montagnes de l’île de Penglai, abondent les joyaux et, sur le mont Malaya, poussent les arbres de santal. Il y a de l’or dans les montagnes d’où coule la rivière Lishui7. Il en est actuellement de même en ce lieu. C’est le lieu du bouquet de bienfaits8 où résident les bouddhas et les bodhisattvas.
Les bienfaits reçus du Sūtra du Lotus, que j’ai récité durant toutes ces années, doivent être encore plus vastes que le ciel. De ce fait, pour être fréquemment venu ici année après année, il est certain qu’en cette vie vous éradiquerez les entraves karmiques que vous avez accumulées depuis le passé sans commencement. Vous devriez faire encore plus d’efforts.
Nichiren
Le huitième jour du dixième mois
Réponse à Shijō Nakatsukasa Saburō Saemon
Notes
1. Lieu situé dans le village d’Igara, du district de Shimo’ina de la province de Shinano (dans l’actuelle préfecture de Nagano), qui correspondait au fief de Shijō Kingo.
1080 2. Le service funéraire commémoratif pour les ancêtres défunts est une cérémonie bouddhique où l’on fait des offrandes pour le repos des ancêtres défunts. Elle a généralement lieu le quinzième jour du septième mois.
3. L’« assemblée réunie au pic de l’Aigle » désigne les personnes réunies à l’assemblée lors de laquelle le Sūtra du Lotus a été enseigné.
4. Il s’agit là d’une référence au bodhisattva Toujours-Pleurant qui s’ouvrit la chair et se brisa les os pour vendre son sang et sa moelle à un brahmane (en fait, le dieu Shakra déguisé), qui prétendait vouloir s’en servir pour un sacrifice. Il entendait par là obtenir les moyens de faire une offrande au bodhisattva Dharmodgata, qui vivait dans la Cité des Parfums, afin d’entendre son enseignement sur la perfection de sagesse.
5. Le garçon Montagnes-Neigeuses offrit son corps à un démon pour entendre un enseignement bouddhique.
6. Sūtra du Nirvana. Nichiren se réfère ici au passage où il est dit : « Si même un bon moine voit quelqu’un détruire l’enseignement et n’y prête pas garde, s’abstient de tout reproche, ne le chasse pas ou ne le punit pas pour sa faute, alors vous devez réaliser que ce moine trahit l’enseignement du Bouddha. »
7. Il s’agit probablement de la rivière Lishui qui se trouve dans l’actuelle province de Zhejiang, en Chine.
8. « Le bouquet de bienfaits » est une expression utilisée pour traduire le mot sanskrit mandala. Dans un autre écrit intitulé La composition du Gohonzon, Nichiren se réfère aussi au Gohonzon de cette façon.