Points de repère
Cette lettre, écrite au mont Minobu lors de l’hiver 1280, s’adresse à Nanjō Tokimitsu, le jeune intendant du village d’Ueno, dans la province de Suruga. Dès que Nichiren vint vivre à Minobu, Nanjō Tokimitsu fut particulièrement proche de Nikkō et soutint ses efforts de propagation dans la région du mont Fuji. Durant la persécution d’Atsuhara, il usa de son influence pour protéger d’autres croyants, en accueillant certains chez lui et en négociant pour obtenir la libération d’autres qui avaient été emprisonnés. Nichiren rendit hommage à son courage en le surnommant « Ueno le vertueux », bien que le jeune homme ait eu à peine vingt ans à l’époque.
Cette lettre a été écrite un peu plus d’un an après la pire phase de la persécution d’Atsuhara. Pour punir Tokimitsu du soutien qu’il avait accordé aux disciples de Nichiren, les autorités de Kamakura avaient imposé de lourdes taxes sur son domaine et exigé qu’il fournisse des hommes pour des travaux non rétribués. Cependant, malgré son propre dénuement, Nanjō Tokimitsu se préoccupait avant tout de Nichiren, et il parvint à trouver le moyen de lui envoyer mille pièces de monnaie. Profondément touché, Nichiren lui adressa cette réponse.
J’ai bien reçu votre offrande de mille pièces de monnaie. Comme vous avez fait preuve d’une grande bonté, je vais vous dire ceci : vous ne devez pas penser que je suis un moine avide.
Je vais vous enseigner comment devenir facilement bouddha. Enseigner quelque chose à quelqu’un, c’est comme huiler les roues d’un chariot pour qu’elles tournent, même si ce chariot pèse lourd, ou comme mettre un bateau à flot pour qu’il puisse avancer aisément. La Voie qui permet de devenir facilement bouddha n’a rien d’exceptionnel. C’est comme donner de l’eau à une personne qui a soif en période de sécheresse ou procurer du feu à quelqu’un qui grelotte dans le froid. Ou encore donner quelque chose d’unique en son genre, ou faire des offrandes au risque de sa propre vie.
Autrefois vivait un souverain appelé le roi Couleur-Or1. Douze années durant, son pays fut en proie à une grave sécheresse et d’innombrables personnes moururent de faim. Dans les rivières, les cadavres servaient de pont et, sur terre, les squelettes s’accumulaient comme des tertres funéraires. À ce moment-là, le roi Couleur-Or fit preuve d’une forte aspiration à l’illumination et distribua quantité d’aumônes. Il donna tout ce qu’il put, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cinq mesures de riz dans ses réserves. Quand 1095ses ministres l’informèrent qu’il y avait là tout juste de quoi le nourrir une seule journée, le roi prit les cinq mesures de riz et distribua à chacun de ses sujets affamés un ou deux, voire trois ou quatre grains de riz. Puis il leva les yeux au ciel et clama à voix haute qu’il voulait prendre sur lui la souffrance de tous ceux qui souffraient de faim et de soif et mourir de faim lui-même. Les dieux célestes l’entendirent et firent aussitôt tomber la douce pluie de l’immortalité. Tous ceux dont le corps fut atteint par la pluie ou dont le visage fut mouillé eurent de quoi se nourrir à satiété et, en l’espace d’un instant, les habitants de tout le pays reprirent de la vigueur.
En Inde vivait un homme riche nommé Sudatta. Sept fois, il devint pauvre et, sept fois, il s’enrichit de nouveau. Durant sa dernière période de pauvreté, alors que tous les gens avaient fui ou péri, il se retrouva seul avec son épouse et il ne leur restait que cinq mesures de riz, soit de quoi se nourrir cinq jours. À ce moment-là, cinq personnes — Mahakashyapa, Shariputra, Ananda, Rahula et le bouddha Shakyamuni — vinrent l’un après l’autre mendier les cinq mesures de riz et Sudatta les leur donna. À compter de ce jour, Sudatta fut l’homme le plus riche de toute l’Inde et il bâtit le monastère Jetavana. Cet exemple devrait vous permettre de tout comprendre.
De même qu’un singe ressemble à un homme et un mochi2 à la lune, vous ressemblez déjà au pratiquant du Sūtra du Lotus. Vous avez protégé avec tant de ferveur mes disciples à Atsuhara que les gens de ce pays ont pour vous la même considération que pour Masakado, de l’ère Shōhei, ou Sadatō, de l’ère Tengi. Tout cela vous arrive uniquement parce que vous avez consacré votre vie au Sūtra du Lotus. Les dieux célestes ne vous considèrent en aucune façon comme un homme qui a trahi son seigneur. Par ailleurs, comme votre petit village a été contraint d’accomplir de nombreux travaux [pour le pays], vous-même n’avez pas de cheval et votre épouse et vos enfants n’ont pas tous les vêtements dont ils auraient besoin. Vous vous inquiétez pourtant pour le pratiquant du Sūtra du Lotus, que vous imaginez assailli par la neige dans les montagnes et en quête de nourriture, et vous me faites parvenir mille pièces de monnaie, malgré les conditions qui sont les vôtres. Cela rappelle tout à fait la femme pauvre qui donna à un moine mendiant le seul vêtement dont elle et son mari disposaient, ou Rida offrant le millet contenu dans son bol à un pratyekabuddha3. C’est vraiment admirable, vraiment noble ! Je vous parlerai de tout cela plus en détail ultérieurement.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le vingt-septième jour du douzième mois de la troisième année de Kōan [1280]
Réponse à Ueno
Notes
1. Le roi Couleur-Or fut le bouddha Shakyamuni dans une existence antérieure. On trouve une version légèrement différente de son histoire dans le Sūtra du roi Couleur-Or. Il y est dit que le roi donna sa dernière portion de riz en offrande à un pratyekabuddha. Alors, vêtements, nourriture, et autres trésors pleuvent des cieux et les gens voient leurs souffrances soulagées.
2. Il s’agit d’un gâteau de riz cuit à la vapeur.
3. Dans l’histoire, telle qu’elle est racontée dans le Sūtra de la resserre des divers trésors, un homme riche a deux fils, Rida et Arida. Au moment de sa mort, plutôt que de diviser sa richesse entre eux, il les exhorte à s’aider mutuellement. Finalement, l’aîné, Rida, est confronté à une période difficile et s’engage dans la religion, devenant ainsi un pratyekabuddha, bouddha-pour-soi. Le cadet, Arida, perd sa fortune et se trouve contraint de survivre en vendant du bois de chauffage. Un jour, remarquant un pratyekabuddha avec un bol d’aumônes vide, il lui offre un repas sans réaliser qu’il s’agit de son frère aîné. Du fait de cette bonne action, il renaît d’abord sous la forme du roi céleste Shakra, puis comme un roi-qui-fait-tourner-la-roue, et finalement comme l’un des dix disciples principaux de Shakyamuni. Il est question dans le texte de Rida mais Nichiren voulait probablement mentionner Arida.