Points de repère
Cette lettre, écrite au mont Minobu lors du huitième mois de la quatrième année de Kōan (1281), s’adresse à un disciple nommé Jibu-bō Nichii, ancien moine de l’école Tendai au Shijūku-in, dans la province de Suruga. Jibu-bō se convertit aux enseignements de Nichiren et étudia sous la direction de Nichiji, l’un des six moines principaux de Nichiren.
Même si la persécution d’Atsuhara était parvenue à son terme près de deux ans avant la rédaction de cette lettre, on peut supposer que les croyants touchés par cette persécution étaient encore harcelés par les autorités. Nichiren explique que, lorsque nous approchons de l’illumination, le roi-démon du sixième ciel entre dans le corps du souverain du pays et de nos parents pour entraver notre pratique.
Du cinquième au septième mois de 1281, le Japon fut envahi par les forces mongoles, ce qui précipita le pays dans une crise profonde. Nichiren pense probablement à cet événement lorsqu’il écrit : « Même s’ils [les Japonais] révèrent tous les dieux et font des offrandes à tous les bouddhas, ces actes méritoires ne pourront que se transformer en grand mal. »
J’ai bien reçu le to1 de riz blanc, les oignons de myōga2 et le paquet de gingembre que vous m’avez fait parvenir.
Ceux qui offrent au Bouddha des fleurs de cerisier au printemps, des feuilles pourpres en automne, de l’eau claire en été et de la neige en hiver deviennent tous bouddhas. Comment alors celui qui offre du riz au Sūtra du Lotus, ce riz qui permet de soutenir la vie du souverain et qui est plus précieux que des joyaux pour les gens ordinaires, pourrait-il ne pas devenir bouddha ?
Dans le monde séculier, les paroles auxquelles les gens accordent le plus d’importance sont celles de leur souverain et de leurs parents. Celui qui ne tient pas compte des instructions de ses parents est coupable de manquement à la piété filiale et sera abandonné par le ciel. Celui qui n’obéit pas aux ordres du souverain de son pays enfreint l’autorité royale et se verra ôter la vie. Aspirant à atteindre l’illumination depuis d’innombrables kalpa dans le passé, nous avons été jusqu’à abandonner notre pays, notre épouse et nos enfants, ou à renoncer à notre propre vie afin d’atteindre l’illumination dans des existences futures. Et, alors que nous sommes sur le point d’atteindre la bouddhéité et que nous rencontrons l’écrit intitulé le Sūtra du Lotus de la Loi merveilleuse, qui correspond au Véhicule Unique, le roi-démon du sixième ciel, seigneur du monde des trois plans, fait ce raisonnement : « Si ces personnes devenaient bouddhas, je subirais une double perte. Tout d’abord, si elles se libèrent du monde des trois plans, elles échapperont à mon pouvoir. Ensuite, si elles deviennent 1101bouddhas, leurs parents et leurs enfants quitteront aussi le monde saha3. Comment pourrais-je empêcher cela ? »
Il produit alors diverses émanations pour s’emparer de nos parents, pour entrer dans le corps du souverain de notre pays, ou devenir un moine respecté, qui nous exhorte à commettre des actes mauvais, qui émet des menaces ou qui a recours à la flatterie. Il peut devenir aussi un moine de haut rang, un moine éminent, un moine érudit, ou quelqu’un qui garde les préceptes et, avec le Sūtra de la Guirlande de fleurs ou les sūtras Agama, ou avec les enseignements du Nembutsu ou du Shingon, il tente de nous détourner du Sūtra du Lotus, en ayant recours à des supercheries pour nous empêcher de devenir bouddhas.
Il est dit dans le cinquième volume du Sūtra du Lotus que, lorsque viendra l’époque de la Fin de la Loi, une puissante divinité-démon commencera par s’emparer du corps du souverain, des ministres et des gens ordinaires, pour insulter, frapper et blesser le pratiquant du Sūtra du Lotus. En cas d’échec, il se présentera sous la forme d’une multitude infinie de moines qui, s’appuyant sur tous les autres sūtras, tenteront de convaincre le pratiquant. S’il ne réussit [toujours] pas, il deviendra un moine éminent qui garde les deux cent cinquante préceptes et les trois mille règles de conduite, enjôle le souverain et trompe son épouse, si bien que le pratiquant est exilé ou que l’on attente à sa vie4.
On peut aussi s’appuyer sur les descriptions détaillées du chapitre “Le bodhisattva Jamais-Méprisant” dans le septième volume, du chapitre “Le maître de la Loi” dans le quatrième volume et du chapitre “Analogies et paraboles” dans le deuxième volume, ainsi que sur celles du Sūtra du Nirvana en quarante volumes et du Sūtra de la protection, qui s’appliquent toutes parfaitement à la situation d’aujourd’hui. De plus, dans la mesure où ils vous ont touché personnellement, les événements du district de Kashima, dans la province de Suruga5, ont dû vous donner à réfléchir. Il est un fait bien spécifique qui n’a pas d’équivalent dans les autres domaines : désobéir aux interdits formulés par nos parents ou par notre souverain à l’encontre du Sūtra du Lotus revient à faire preuve de piété filiale envers nos parents et à nous accorder aux prières [pour la paix] de notre souverain.
Par ailleurs, le Japon est un pays bien particulier, un pays qui respecte les dieux tutélaires et honore les bouddhas. Néanmoins, puisque tous, depuis le souverain jusqu’aux gens ordinaires, haïssent Nichiren parce qu’il propage le Sūtra du Lotus, même s’ils révèrent tous les dieux et font des offrandes à tous les bouddhas, ces actes méritoires ne pourront que se transformer en grand mal. On pourrait comparer cela à la combustion par le moxa qui amène l’irruption de boutons virulents ou à un médicament qui se change en poison. Les prières qu’ils offrent à tous les bouddhas et à tous les dieux se transforment en outrages et le pays lui-même est en passe d’être conquis par des pays étrangers. De plus, depuis quelque temps déjà, je dis que le moment viendra où les personnes de haut rang subiront tous des souffrances cent, ou mille, ou dix mille, ou un million de fois pires que celles qui affligèrent le clan Heike au moment de sa destruction6.
En considérant l’ampleur des sanctions subies par ceux qui font preuve d’hostilité envers le Sūtra du Lotus, on peut comprendre l’ampleur des bienfaits obtenus par ceux qui s’y consacrent. Ainsi, si quelqu’un assassine ses parents, aussi nombreuses que soient les grandes racines de bien qu’il créera par la suite, le ciel ne reconnaîtra pas ses efforts. Mais si l’on tue un ennemi du Sūtra du Lotus, quand bien même cet ennemi serait notre père ou notre mère, ce grand crime se changera en grandes racines de bien7. Même si l’on est un ennemi juré de tous les bouddhas des trois phases d’existense [le passé, le présent et l’avenir] et des dix directions, si l’on croit ne serait-ce 1102qu’en une phrase du Sūtra du Lotus, les bouddhas ne nous abandonneront pas. En gardant cela à l’esprit, réfléchissez bien au sens de tout cela. Le messager étant pressé, je ne peux pas vous donner plus de détails, mais je vous écrirai encore.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le vingt-deuxième jour du huitième mois
Réponse à Jibu-bō
Notes
1. Il s’agit d’une unité de mesure qui équivaut à la moitié d’un boisseau.
2. Plante verte vivace de la famille du gingembre, dont les fleurs ont des oignons et des tiges à la fois comestibles et parfumés.
3. Ce monde empli de souffrances qui est le nôtre. Le mot sanskrit saha se traduit par « endurance » et suggère que ses habitants doivent endurer des souffrances. Voir « monde saha » dans le glossaire.
4. Cette affirmation se trouve dans le Sūtra du Lotus, chap. 13.
5. On ne sait pas exactement de quels événements il s’agit, mais c’est peut-être une allusion à la persécution d’Atsuhara qui se produisit deux ans plus tôt. Kashima, comme le village d’Atsuhara, était située dans le district du mont Fuji, dans la province de Suruga.
6. En 1180, Minamoto no Yoritomo mena une révolte contre le puissant clan Heike ou Taira. Durant les cinq années de lutte qui suivirent, les forces de Yoritomo écrasèrent le clan Taira et établirent un gouvernement militaire à Kamakura. Tous les principaux chefs du clan Taira, y compris Taira no Kiyomori, moururent ou furent tués durant cette période et le clan ne retrouva jamais sa suprématie.
7. Il est tout à fait évident, au regard des écrits de Nichiren et par son choix de prendre sur lui le poids des souffrances pour éviter de nuire à tout être vivant, qu’il accordait la plus haute valeur à la vie. Il est donc clair que cette phrase ne doit pas être considérée comme une exhortation à assassiner les ennemis du Sūtra du Lotus, mais qu’il faut y voir une formule d’insistance destinée à établir un contraste. On peut aussi la considérer comme l’expression de l’esprit bouddhique qui consiste à lutter pour vaincre le mal, c’est-à-dire l’obscurité fondamentale inhérente à la vie.