Points de repère
Cette lettre a été envoyée du mont Minobu le onzième mois de la quatrième année de Kōan (1281), alors que Nichiren avait soixante ans. Elle s’adresse à la nonne séculière d’Ueno, la mère de Nanjō Tokimitsu, pour la remercier de ses offrandes à l’occasion de la commémoration de l’anniversaire de la mort de son père, le moine séculier Matsuno Rokurō Saemon.
Le mari de la nonne séculière d’Ueno était Nanjō Hyōe Shichirō, l’intendant du village d’Ueno, dans la province de Suruga. Son nom, Ueno, venait du village d’Ueno. Elle avait neuf enfants. L’un d’eux était Nanjō Tokimitsu.
Au début de cette lettre, Nichiren enseigne que, de même que le lotus produit simultanément fleurs et fruits, il est certain que tous ceux qui croient dans le Sūtra du Lotus atteindront la bouddhéité. Puis, en s’appuyant sur une histoire de la Chine ancienne, celle d’un père et de son fils, calligraphes renommés, appelés respectivement Wulong et Yilong, Nichiren assure la nonne séculière que, lorsqu’un fils ou une fille croient dans le Sūtra du Lotus, ses parents peuvent atteindre la bouddhéité. Selon cette histoire, Wulong tomba en enfer en raison de sa haine envers le Sūtra du Lotus, mais il fut finalement sauvé de la souffrance par le fait que son fils transcrivit les titres des huit volumes du Sūtra. Cette histoire figure dans le Sūtra du Lotus et ses traditions, une œuvre du moine de la dynastie des Tang, Sengxiang.
J’ai bien reçu les deux boisseaux de riz blanc et le sac d’ignames que vous m’avez fait parvenir et j’ai respectueusement récité Nam-myōhō-renge-kyō.
Myōhō-renge-kyō est comparé au lotus. La noble fleur de mandara dans le ciel et la fleur de cerisier dans le monde humain sont l’une et l’autre célébrées, mais le Bouddha ne choisit aucune des deux pour la comparer au Sūtra du Lotus. Parmi toutes les fleurs, c’est le lotus qu’il choisit pour symboliser ce Sūtra. En voici la raison. Certaines plantes fleurissent d’abord, puis donnent des fruits, tandis que, pour d’autres, les fruits apparaissent avant les fleurs. Certaines n’ont qu’une fleur mais donnent de nombreux fruits, d’autres ont de nombreuses fleurs mais ne donnent qu’un seul fruit, et d’autres encore donnent des fruits sans fleurir. Il existe donc toutes sortes de plantes, mais le lotus est la seule qui donne simultanément fleurs et fruits. Rien ne garantit que les autres sūtras apportent des bienfaits parce qu’ils enseignent que l’on doit d’abord planter des racines de bien et que ce n’est qu’ensuite que l’on pourra devenir bouddha. En ce qui concerne le Sūtra du Lotus, lorsque la main s’en 1106saisit, cette main devient immédiatement bouddha, et, quand on le récite, la bouche est elle-même un bouddha ; de la même façon, par exemple, la lune se reflète dans l’eau dès qu’elle apparaît derrière les montagnes, à l’est, ou l’écho accompagne le son. C’est pourquoi il est dit dans le Sūtra : « Quant à ceux qui entendent la Loi, aucun ne manquera d’atteindre la bouddhéité1. » Ce passage signifie que, s’il y a cent ou mille personnes qui gardent ce Sūtra, ces cent ou mille personnes sans la moindre exception deviendront bouddhas.
Dans votre lettre, vous mentionnez que c’est l’anniversaire du décès de votre père bienveillant, le moine séculier Matsuno Rokurō Saemon. Vous dites : « Comme il a laissé de nombreux fils derrière lui, des commémorations funéraires en son honneur seront conduites d’autant de manières différentes [qu’il a de fils]. Je redoute cependant que de telles cérémonies ne s’opposent [à la Loi] si elles ne se fondent pas strictement sur le Sūtra du Lotus. » On lit dans l’enseignement d’or du bouddha Shakyamuni : « L’Honoré du monde [qui depuis longtemps déjà expose des doctrines adaptées à ses auditeurs] doit maintenant révéler la vérité [tout entière]2. » Le bouddha Maints-Trésors a apporté son assentiment en déclarant : « Le Sūtra du Lotus de la Loi merveilleuse (...) tout ce que toi [Shakyamuni] tu viens d’exposer est la pure vérité3 ! » Et les bouddhas des dix directions ont attesté la véracité du Sūtra en tirant leur langue jusqu’au ciel de Brahma4.
Au sud-ouest, séparé du Japon par l’océan, se trouve un pays appelé la Chine. Dans ce pays, certains croient dans le Bouddha mais non dans les dieux tutélaires, tandis que d’autres croient exactement l’inverse. Il en était peut-être de même dans notre pays, au début de notre histoire.
Quoi qu’il en soit, il y eut autrefois en Chine un calligraphe du nom de Wulong. Nul ne l’égalait dans son art, à l’instar de Tōfū et Kōzei5 au Japon. Il détestait les enseignements bouddhiques et fit le serment de ne jamais transcrire aucun écrit bouddhique. Alors qu’il approchait du terme de sa vie, il tomba gravement malade. Sur son lit de mort, il transmit ses dernières volontés à son fils en lui disant : « Tu es mon fils. Non seulement tu as hérité de mon talent mais tu écris d’une main encore plus habile que la mienne. Même si l’on tente de t’influencer à tort en ce sens, tu ne devras jamais copier le Sūtra du Lotus. » Sur ce, le sang gicla comme d’une fontaine de ses cinq organes sensoriels. Sa langue se déchira en huit et son corps se disloqua dans les dix directions. Cependant, les membres de sa famille, ignorant l’existence des trois mauvaises voies, ne réalisèrent pas que c’était un présage indiquant qu’il tomberait en enfer.
Son fils s’appelait Yilong. À son tour, il se révéla être le meilleur calligraphe de Chine. Obéissant aux dernières volontés de son père, il fit le serment de ne jamais transcrire le Sūtra du Lotus. Le souverain de l’époque s’appelait Sima6. Il croyait dans les enseignements bouddhiques et avait une estime toute particulière pour le Sūtra du Lotus. Il désirait faire transcrire ce Sūtra par le calligraphe le plus talentueux de tout le pays, afin d’en détenir personnellement une copie. Il convoqua donc Yilong qui expliqua que les dernières volontés de son père lui interdisaient d’obtempérer et il supplia le souverain de bien vouloir le dispenser de cette tâche. En entendant cela, le souverain fit appel à un autre calligraphe auquel il demanda de transcrire la totalité du Sūtra. Le résultat fut cependant loin d’être satisfaisant.
Le souverain envoya alors de nouveau chercher Yilong et lui dit : « Puisque le testament de votre père vous l’interdit, je ne vais pas vous contraindre à copier le Sūtra. Je tiens cependant — et c’est un ordre auquel vous devrez vous soumettre — à ce que vous écriviez au moins les titres de ses huit volumes. » Yilong le supplia encore à maintes 1107reprises de le dispenser [de cette tâche]. Le souverain, furieux, lui dit : « Votre père était, comme vous-même, l’un de mes sujets. Si vous refusez d’écrire les titres par crainte d’être déloyal envers lui, je vous ferai condamner pour désobéissance à une ordonnance royale. » Le souverain réitéra son ordre à plusieurs reprises avec la plus grande sévérité. Malgré son désir de ne pas faillir à la piété filiale, Yilong réalisa qu’il ne lui était plus possible de refuser de se soumettre à l’ordre royal et il transcrivit donc les titres [des huit volumes]7 du Sūtra du Lotus et présenta son travail au souverain.
De retour chez lui, Yilong se rendit sur la tombe de son père et, en versant des larmes de sang, il lui annonça : « Le souverain me l’a ordonné de façon si sévère que, contre ton gré, j’ai écrit les titres du Sūtra du Lotus. » Il éprouvait tant de peine de n’avoir pas pu échapper à cette faute de manquement à la piété filiale qu’il demeura près de la tombe pendant trois jours sans interruption, jeûnant jusqu’à se retrouver à l’article de la mort. À l’heure du Tigre [entre trois heures et cinq heures du matin], le troisième jour, alors qu’il était sur le point de mourir, il eut l’impression de se retrouver dans un rêve. Il leva les yeux au ciel et vit un être céleste qui ressemblait à une peinture du dieu Shakra, accompagné d’une multitude de serviteurs qui emplissaient à la fois le ciel et la terre. Yilong s’enquit de savoir qui était cet être céleste. Ce dernier lui répondit : « Tu ne me reconnais donc pas ? Je suis ton père, Wulong. Lorsque j’étais dans le monde des humains, je me suis attaché aux écrits non bouddhiques et je me suis montré hostile envers les enseignements bouddhiques, tout particulièrement envers le Sūtra du Lotus. C’est pourquoi je suis tombé dans l’Enfer aux souffrances incessantes.
« Chaque jour, on m’arrachait la langue plusieurs centaines de fois. Tantôt j’étais mort, tantôt j’étais de nouveau en vie. je ne cessais de hurler ma souffrance, levant tour à tour les yeux au ciel puis me jetant au sol, mais personne ne prêtait la moindre attention à mes cris. Je voulais dire mon angoisse au monde des humains, mais n’avais aucun moyen de la leur communiquer. Dès que tu t’évertuais à suivre mes dernières volontés, tantôt tes mots se changeaient en flammes et me tourmentaient, tantôt ils se transformaient en sabres qui pleuvaient sur moi depuis le ciel. Ton comportement était des plus contraires à la piété filiale. Cependant, comme tu entendais ainsi te conformer à mes dernières volontés, je savais que je ne pouvais pas t’en vouloir car je ne faisais que recevoir la rétribution de mes propres actes.
« J’en étais là de mes pensées lorsqu’un bouddha en or apparut brusquement dans l’Enfer aux souffrances incessantes et déclara : “Même ceux qui ont détruit autant de racines de bien qu’il en faut pour emplir tout le monde des phénomènes ne manqueront pas d’atteindre l’illumination s’ils entendent le Sūtra du Lotus, ne serait-ce qu’une fois.” Lorsque ce bouddha entra dans l’Enfer aux souffrances incessantes, c’était comme si un déluge d’eau se déversait sur un grand incendie. Ma douleur s’atténuant quelque peu, j’ai joint les mains en signe de prière et lui ai demandé quelle sorte de bouddha il était. Le bouddha répondit : “Je suis le caractère myō, l’un des soixante-quatre caractères composant les titres [des huit volumes] du Sūtra du Lotus, que votre fils, Yilong, est en train d’écrire.” Comme le titre de chacun des huit volumes est composé de huit caractères8, c’est au total soixante-quatre bouddhas qui apparurent et brillèrent comme soixante-quatre pleines lunes, et la profonde obscurité de l’Enfer aux souffrances incessantes se transforma instantanément en lumière éclatante. Par ailleurs, selon le principe que tout lieu, sans changer de nature, est une terre de bouddha9, l’Enfer aux souffrances incessantes est devenu la capitale [de la Terre] de la lumière éternellement paisible. Tous les 1108autres détenus et moi-même, nous sommes devenus des bouddhas assis sur des fleurs de lotus, et nous nous élevons maintenant vers la Cour intérieure du ciel Tushita. Je tenais à t’en informer avant quiconque. »
Yilong dit : « C’est ma main qui a transcrit les titres. Comment cela aurait-il pu te sauver ? De plus, je les ai transcrits malgré moi. En quoi cela a-t-il pu t’aider ? » Son père répondit : « Quel ignorant tu fais ! Ta main est ma main et ton corps est mon corps. Quand tu transcris des caractères, c’est moi aussi qui les transcris. Même si tu n’avais aucune foi dans ton cœur, tu as néanmoins écrit les titres avec ta main. C’est pourquoi je suis d’ores et déjà sauvé. Imagine un enfant qui met le feu à quelque chose : cette chose est détruite par le feu sans qu’il l’ait voulu le moins du monde. C’est pareil pour le Sūtra du Lotus. Celui qui a foi en lui deviendra à coup sûr bouddha, même s’il ne s’y attend pas du tout. Puisque tu comprends maintenant ce fait, ne calomnie jamais le Sūtra du Lotus. Cependant, en tant que laïcs, il nous est plus facile de nous repentir de nos paroles de calomnies passées, aussi graves qu’elles aient pu être. »
Yilong rapporta tout cela au souverain. Le souverain lui dit : « J’ai obtenu de splendides résultats en réponse à mon souhait. » Dès lors, Yilong jouit toujours davantage des faveurs du roi et tout le pays en vint à révérer le Sūtra du Lotus.
Le défunt Gorō10 et le défunt moine séculier Matsuno étaient respectivement votre fils et votre père. Vous êtes la fille du moine séculier. Je suis donc convaincu qu’il doit être en ce moment précis dans la Cour intérieure du ciel Tushita11. Hōki-bō12 vous lira cette lettre et vous l’expliquera. Comme je vous ai écrit en toute hâte, il m’a été impossible d’entrer davantage dans les détails.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le quinzième jour du onzième mois
Réponse à la nonne séculière d’Ueno
Notes
1. Sūtra du Lotus, chap. 2.
2. Ibid.
3. Ibid., chap. 11.
4. Ibid., chap. 21.
5. Le nom complet de Tōfū est Ono no Tōfū (894-966) et Kōzei est Fujiwara no Yukinari (972-1027). Ils figuraient parmi les plus remarquables calligraphes japonais de leur temps.
6. Sima était le souverain de Bingzhou, dans la partie nord de la Chine. Sima était probablement son titre officiel plutôt que son nom.
7. Cela signifie que Yilong écrivit les titres sur huit feuilles de papier distinctes destinées à figurer sur la couverture des huit rouleaux du Sūtra.
8. Le titre de chaque volume du Sūtra du Lotus comprend huit caractères chinois : les cinq caractères du titre Myō-hō-ren-ge-kyō et les trois caractères indiquant le numéro du volume.
9. Il est dit dans les Annotations sur le Sens profond du Sūtra du Lotus que les êtres vivants dans l’ensemble des neuf états peuvent atteindre la bouddhéité tels qu’ils sont, c’est-à-dire sans modifier leurs caractéristiques personnelles. Le même principe s’applique à l’environnement non sensitif.
10. Nanjō Shichirō Gorō (1265-1280), cinquième fils de la nonne séculière d’Ueno et frère cadet de Nanjō Tokimitsu. Il semblait promis à un bel avenir, mais mourut à l’âge de seize ans.
11. Il s’agit du ciel des Satisfaits ou ciel Tushita. Quatrième des six cieux dans le monde du désir. Voir glossaire.
12. Hōki-bō est le nom bouddhiste reçu par Nikkō en 1258, lorsqu’il devint disciple de Nichiren.