Points de repère
Nichiren écrit cette lettre le cinquième jour du dixième mois de 1271, trois semaines seulement après avoir failli être exécuté à Tatsunokuchi. Elle s’adresse à trois de ses principaux disciples : Ōta Saemon, un membre du gouvernement, le moine séculier Soya Kyōshin et “Pont du Dharma” Kanabara. L’un d’entre eux a peut-être rendu visite à Nichiren alors que, en attendant l’exil, il se trouvait en détention à la résidence de Homma, adjoint au gouverneur de l’île de Sado, à Echi. Les rapports indiquent que les trois disciples vivaient dans la province de Shimo’usa, au nord-est de Kamakura. Cette lettre exprime peut-être la reconnaissance de Nichiren pour leur visite et pour l’inquiétude qu’ils manifestèrent par rapport à sa sécurité.
Après l’échec de la tentative de décapitation de Nichiren, le gouvernement eut du mal à décider de son sort, c’est pourquoi il fut temporairement détenu à la résidence de Homma. Au même moment, une vague d’incendies criminels et de meurtres ravagèrent Kamakura, et l’on en rendit les disciples de Nichiren responsables. Les autorités décidèrent alors de mettre à exécution l’exil précédemment décrété.
La communauté des croyants de Kamakura fut profondément bouleversée par cette série d’événements, et Nichiren envoya toute une série de lettres pour les rassurer. Dans celle-ci, il explique que les difficultés nous permettent de nettoyer le mauvais karma accumulé afin de laisser jaillir l’état de bouddha.
Il y avait deux frères appelés Chudapanthaka1. Quand on prononçait le nom Chudapanthaka, tous deux répondaient. Vous êtes trois croyants exactement semblables à eux. Quand l’un de vous vient, il me semble que vous êtes tous les trois ici avec moi.
Le Sūtra du Nirvana enseigne le principe de l’allègement de la rétribution karmique. Si notre lourd karma du passé n’est pas expié en cette vie, il faudra endurer les souffrances de l’enfer dans l’avenir, mais, si l’on subit des difficultés extrêmes en cette vie [à cause du Sūtra du Lotus], les souffrances de l’enfer s’évanouiront instantanément. Et, en mourant, on obtiendra les bienfaits des mondes humain et céleste ainsi que ceux des trois véhicules et du Véhicule Unique. Le bodhisattva Jamais-Méprisant ne fut pas insulté et calomnié, ni attaqué à coups de bâton, de tuiles ou de pierres sans raison. Il avait probablement calomnié l’enseignement correct dans le passé. La formule « quand ses fautes furent effacées2 » indique que, parce que le bodhisattva Jamais-Méprisant a rencontré des persécutions, il a pu éradiquer ses fautes 201des vies antérieures. Telle est la conclusion de mon premier point.
Les vingt-cinq maîtres qui transmirent les enseignements bouddhiques3, à l’exception du bouddha Shakyamuni, furent tous des manifestations provisoires des bouddhas ou des grands bodhisattvas dont Shakyamuni avait prédit la venue. Parmi ceux-ci, le quatorzième, le bodhisattva Aryadeva, fut tué par un non-bouddhiste, et le vingt-cinquième, le vénérable Aryasimha, fut décapité par le roi Dammira. Buddhamitra et le bodhisattva Nagarjuna souffrirent aussi de nombreuses persécutions. Cependant, d’autres propagèrent les enseignements bouddhiques sous la protection de rois pieux, sans rencontrer de persécutions. Cela semblerait indiquer qu’il existe de bons et de mauvais pays dans le monde, ainsi que deux modes de propagation : le shōju et le shakubuku4. Cela était également vrai durant les époques de la Loi correcte et de la Loi formelle en Inde, centre des enseignements bouddhiques. Notre pays est loin de l’Inde, et nous sommes au début de l’époque de la Fin de la Loi. Je savais par avance que tout cela aurait lieu ; je ne fais qu’attendre l’inévitable. Telle est la conclusion de mon second point.
J’ai exposé ce principe il y a longtemps et il ne doit donc pas être nouveau pour vous. Dans l’enseignement parfait, l’une des six étapes de la pratique5 est l’étape de la perception et de l’action. À ce stade, « on agit comme on parle et l’on parle comme on agit6 ». Ceux qui sont au stade où la nature de bouddha est uniquement de l’ordre du principe [sans l’avoir encore entendue] et ceux qui sont conscients de la vérité concernant cette nature de bouddha car ils en ont entendu parler, ceux-là croient dans l’enseignement parfait. Mais, bien qu’ils en fassent l’éloge, leurs actes ne reflètent pas leurs paroles. De même, d’innombrables personnes étudient les œuvres non bouddhiques connues sous le nom des Éminents Classiques7 mais il n’y a pas même une personne sur dix millions qui gouverne le pays et se comporte comme le texte l’enseigne. Il est donc très difficile d’établir la paix dans le pays. On peut réciter le Sūtra du Lotus à la lettre mais il est bien plus ardu d’agir en accord avec son enseignement. Il est dit dans le chapitre “Analogies et paraboles” : « Si quelqu’un (...) en voyant ceux qui lisent, récitent, copient et gardent ce Sūtra, les méprise, les hait, les envie ou leur manifeste de la rancune (...)8. » Et on lit dans le chapitre “Le maître de la Loi” : « Puisque haine et jalousie envers ce Sūtra abondent en ce monde, du vivant même de l’Ainsi-Venu, ne seront-elles pas pires encore après sa disparition9 ? » Quant au chapitre “Exhortation à la persévérance”, il y est dit : « Nombreux seront les ignorants qui nous attaqueront au bâton et au sabre (...) [et] nous serons bannis encore et encore10. » On lit aussi dans le chapitre “Les pratiques paisibles” : « Il [le Sūtra du Lotus] se heurtera à une grande hostilité dans le monde et sera difficile à croire11. » Bien que ces citations du Sūtra soient les prophéties du Bouddha, il n’est pas fait mention du moment où se produiront ces persécutions. Dans le passé, le bodhisattva Jamais-Méprisant et le moine Éveil-à-la-Vertu ont lu et vécu ces passages. Mais, en dehors des deux mille ans des époques de la Loi correcte et de la Loi formelle, aujourd’hui, en cette époque de la Fin de la Loi, dans tout le Japon, seul Nichiren semble avoir fait de même. À partir de la situation présente, je peux facilement imaginer combien par le passé les adeptes, parents, disciples et croyants laïcs ont dû être affligés quand, sous le règne des rois mauvais, tant de moines sages furent confrontés à la persécution.
Nichiren, maintenant, a lu [et vécu] l’intégralité du Sūtra du Lotus12. Une simple phrase, un seul verset suffit à nous garantir l’illumination. Puisque j’ai lu l’ensemble du Sūtra, je suis donc d’autant plus certain [d’y parvenir]. Je suis plus confidant que 202jamais. Même si je peux paraître présomptueux, mon vœu le plus fervent est de réaliser la sécurité et la paix dans tout le pays. En un âge où nul ne m’écoute, cela dépasse cependant mon pouvoir. Je terminerai ici pour rester bref.
Nichiren
Le cinquième jour du dixième mois de la huitième année de Bun’ei [1271], signe cyclique de kanoto-hitsuji
Réponse à Ōta Saemon-no-jō, au moine séculier Soya et à “Pont du Dharma” Kanabara
Notes
1. On disait que ces fils d’une famille brahmane du temps de Shakyamuni portaient l’un et l’autre le nom de Chudapanthaka. Aussi, lorsqu’on appelait l’un, ils répondaient tous les deux. Nichiren compare leur proximité à la solide unité des trois croyants de Shimo’usa.
2. Sūtra du Lotus, chap. 20.
3. Le nombre et l’ordre des successeurs de Shakyamuni qui propagèrent ses enseignements dans les époques de la Loi correcte et de la Loi formelle différent légèrement selon les sources. Nichiren compte ici le bouddha Shakyamuni parmi les successeurs ; d’où le total de vingt-cinq. Habituellement, Shakyamuni est exclu, de sorte que le nombre ne s’élève qu’à vingt-quatre.
4. Méthodes de présentation du bouddhisme qui consistent à mener une personne à l’enseignement correct. Voir glossaire.
5. Étapes de la pratique du Sūtra du Lotus formulées par Tiantai.
6. La Grande Concentration et Pénétration.
7. Un des textes anciens mentionnés dans les premiers écrits chinois.
8. Sūtra du Lotus, chap. 3.
9. Ibid., chap. 10.
10. Ibid., chap. 13.
11. Ibid., chap. 14.
12. En affirmant qu’il a « lu » le Sūtra dans son intégralité, Nichiren veut dire ici qu’il y a consacré sa vie et accompli les prédictions qu’il contenait.