Points de repère
La date et le destinataire de cette lettre demeurent inconnus. Son contenu rejoint ce que Nichiren écrivit sur l’importance du chapitre “Durée de la vie” dans son traité Sur l’ouverture des yeux. C’est pourquoi, bien que l’on date généralement cette lettre de la huitième année de Bun’ei (1271), certains considèrent qu’elle est peut-être postérieure à ce long traité de 1272. En tout cas, elle clarifie les différences importantes entre les enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus, l’enseignement théorique et l’enseignement essentiel du Sūtra du Lotus, et l’enseignement essentiel révélé par Nichiren, c’est-à-dire Nam-myōhō-renge-kyō, qui existe, de façon implicite, dans les profondeurs du chapitre “Durée de la vie”.
Les sūtras précédant le Sūtra du Lotus établissent des discriminations quant à la capacité de certaines sortes de personnes à atteindre la bouddhéité. L’enseignement théorique révèle que la nature de bouddha est également inhérente à tous les êtres vivants. Mais ni l’un ni l’autre n’évoquent l’illumination originelle de Shakyamuni il y a d’innombrables kalpa dans le passé. Cela amena les gens à croire qu’ils ne pourraient atteindre la bouddhéité qu’après de nombreuses vies de pratique de l’abnégation, à l’instar, disait-on, de Shakyamuni. Pour eux, atteindre la bouddhéité était comme un rêve lointain. Shakyamuni déclare dans le chapitre “Durée de la vie” de l’enseignement essentiel du Sūtra du Lotus : « Pourtant, hommes de bien, un nombre incommensurable, incalculable, des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, des millions de nayuta de kalpa se sont écoulés depuis que j’ai en fait atteint la bouddhéité. » Cela implique que Shakyamuni en fait n’est pas devenu bouddha dans sa vie présente du fait de nombreux kalpa d’entraînement, mais qu’il l’était depuis un temps incalculable.
Restait à savoir quel était l’enseignement ou la Loi à laquelle Shakyamuni s’était éveillé dans son cœur et qu’il avait mise en pratique quand il atteignit l’illumination dans le très lointain passé. Aucun maître bouddhiste après Shakyamuni n’avait jamais répondu à cette question. Nichiren fut le premier à révéler cette Loi, Nam-myōhō-renge-kyō, pour permettre à chacun, quels que soient le moment ou l’endroit, d’atteindre la bouddhéité.
Quand le bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements, exposa le chapitre “Durée de la vie” il fit référence à ce que tous les êtres vivants avaient entendu dans les enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus et dans l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus et déclara : « Dans la totalité des mondes, les êtres célestes et 184humains et les asura croient tous que l’actuel bouddha Shakyamuni, après avoir quitté le palais des Shakya, s’assit sur le lieu de méditation non loin de la ville de Gaya et atteignit là l’illumination parfaite et suprême1. » Cette déclaration exprime la vision répandue chez tous les disciples du Bouddha et les grands bodhisattvas, depuis l’époque où ils entendirent Shakyamuni prêcher son premier sermon dans le Sūtra de la Guirlande de fleurs jusqu’au moment où il exposa le chapitre “Les Pratiques paisibles” du Sūtra du Lotus.
Nous découvrons deux défauts dans les enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus. Premièrement, « du fait que les dix états2 y sont séparés les uns des autres, ils ne vont pas au-delà du provisoire3 ». Autrement dit, ils ne révèlent pas le principe des trois mille mondes en un instant de vie, ni celui qui consiste à écarter le provisoire pour révéler le véritable4, ni non plus celui de l’atteinte de la bouddhéité par les personnes des deux véhicules – principes liés aux dix facteurs de vie énoncés dans le chapitre “Moyens opportuns” de l’enseignement théorique. Ensuite, « comme ils enseignent que Shakyamuni atteignit l’illumination en cette vie, ils n’écartent pas le statut provisoire du Bouddha5 ». Ils ne révèlent donc pas l’illumination originelle du Bouddha dans le très lointain passé, exposée dans le chapitre “Durée de la vie”. Ces deux grands principes [l’atteinte de la bouddhéité par les personnes des deux véhicules et l’illumination originelle du Bouddha] représentent l’essence des enseignements exposés par le Bouddha de son vivant, le cœur et la moelle de tous les sūtras.
L’enseignement théorique dit que les personnes des deux véhicules6 peuvent atteindre la bouddhéité, ce qui comble l’une des lacunes propres aux sūtras exposés durant les quelque quarante premières années de l’enseignement du Bouddha. Cependant, puisque le chapitre “Durée de la vie” n’avait pas encore été exposé, le principe véritable des trois mille mondes en un instant de vie demeurait obscur, et les personnes des deux véhicules ne pouvaient atteindre l’illumination. De ce point de vue, l’enseignement théorique ne diffère pas du reflet de la lune dans l’eau ou des plantes sans racines dérivant au gré des vagues.
Le Bouddha déclara aussi : « Pourtant, hommes de bien, un nombre incommensurable, incalculable, des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, des millions de nayuta de kalpa se sont écoulés depuis que j’ai en fait atteint la bouddhéité7. » Avec cette simple proclamation, il réfuta comme de grands mensonges ses autres déclarations [concernant sa propre illumination]. Par exemple, il est dit dans le Sūtra de la Guirlande de fleurs que Shakyamuni atteignit la bouddhéité en cette vie. Dans les sūtras Agama, il est question de l’atteinte de la Voie et il est dit dans le Sūtra de l’enseignement de Vimalakirti : « Au commencement, le Bouddha s’est assis sous l’arbre de la bodhi. » On lit dans le Sūtra de la Grande Collection : « Cela fait seize ans [que l’Ainsi-Venu a atteint la Voie]. » Selon le Sūtra de Mahavairochana, l’illumination du Bouddha eut lieu « il y a longtemps, quand j’étais assis sur le lieu de méditation ». Le Sūtra des rois bienveillants présente l’illumination du Bouddha comme un événement datant d’« il y a vingt-neuf ans ». Il est dit dans le Sūtra aux sens infinis : « Dans le passé, je me suis assis bien droit sur le lieu de méditation » et dans le chapitre “Moyens opportuns” du Sūtra du Lotus : « Quand je me suis assis sur le lieu de méditation (...). »
Quand on en arrive au chapitre “Durée de la vie” de l’enseignement essentiel, la croyance que Shakyamuni atteignit l’illumination pour la première fois [en Inde] est détruite, tout comme le sont les effets [l’illumination] des quatre enseignements. Quand les effets des quatre enseignements sont détruits, leurs causes le sont également. « Les causes » désignent ici 185l’entraînement bouddhique [pour atteindre l’illumination] et donc l’étape des disciples engagés dans cette pratique. Ainsi, le chapitre “Durée de la vie” efface les causes et les effets exposés à la fois dans les enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus et dans l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus et il révèle la cause et l’effet des dix états8 dans l’enseignement essentiel. Tel est le principe de la cause et de l’effet originels. Il enseigne que les neuf états sont tous présents dans la bouddhéité sans commencement et que la bouddhéité existe dans les neuf états sans commencement. Telle est la vraie interpénétration des dix états, les cent états et les mille facteurs véritables, les véritables trois mille mondes en un instant de vie.
De ce point de vue, il est évident que le bouddha Vairochana dépeint dans le Sūtra de la Guirlande de fleurs comme assis sur un piédestal de lotus, le [bouddha] Shakyamuni, haut de seize pieds, décrit dans les sūtras Agama, et les bouddhas provisoires des sūtras Vaipulya et de la Sagesse, le Sūtra de la lumière dorée, le Sūtra d’Amida et le Sūtra de Mahavairochana ne sont rien d’autre que des reflets du Bouddha du chapitre “Durée de la vie”. Ce ne sont que des reflets d’images éphémères de la lune à la surface de l’eau contenue dans des récipients de tailles variées. Les sages et les érudits des diverses écoles se trompent tout d’abord sur [la nature des bouddhas de] leur propre école et, plus fondamentalement, ils ne connaissent pas [le Bouddha] du chapitre “Durée de la vie” du Sūtra du Lotus. Il en résulte qu’ils prennent par erreur le reflet de la lune dans l’eau pour la vraie lune brillant dans le ciel. Certains parmi eux entrent dans l’eau et essaient de la saisir avec les mains, tandis que d’autres tentent de l’attraper avec une corde. Comme l’affirme le Grand Maître Tiantai : « Ils ne savent rien de la lune dans le ciel mais ne regardent que la lune dans l’étang9. » Il veut dire que ceux qui sont attachés aux enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus ou à l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus n’ont pas conscience que la lune brille dans le ciel mais qu’ils ne voient que son reflet dans l’étang.
Le Canon des règles monastiques de Mahasanghika parle aussi de cinq cents singes qui, sortant des montagnes, virent la lune reflétée dans l’eau et tentèrent de la saisir. Cependant, comme il ne s’agissait que d’un reflet, ils tombèrent à l’eau et se noyèrent. Cet écrit met les singes sur le même plan que Devadatta et le groupe des six moines10.
Sans la présence du chapitre “Durée de la vie” parmi tous les enseignements de Shakyamuni, ces derniers seraient comme les cieux sans le soleil et la lune, comme un royaume sans roi, comme les montagnes et les mers sans trésors, ou comme une personne sans âme. De ce fait, sans le chapitre “Durée de la vie”, tous les sūtras n’auraient aucun sens. L’herbe sans racines meurt en un rien de temps et une rivière sans source ne coulera pas loin. Un enfant sans parents recueille du mépris. Nam-myōhō-renge-kyō, cœur du chapitre “Durée de la vie”, est la mère de tous les bouddhas des dix directions et des trois phases de l’existence [le passé, le présent et l’avenir].
Avec mon profond respect
Nichiren
Le dix-septième jour du quatrième mois
Notes
1. Sūtra du Lotus, chap. 16.
2. Les dix états de vie distincts, voir glossaire.
3. Annotations sur le Sens profond du Sūtra du Lotus.
4. Principe avancé dans l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus. « Le provisoire » se réfère, dans le système de Tiantai, à tous les sūtras exposés durant les quarante-deux premières années de l’enseignement de Shakyamuni, et « le véritable » au Sūtra du Lotus.
5. Annotations sur le Sens profond du Sūtra du Lotus.
186 6. Les auditeurs et les bouddhas-pour-soi.
7. Sūtra du Lotus, chap. 16.
8. Ici, « la cause », c’est-à-dire l’étape de la pratique, est assimilée aux neuf états de l’illusion dans lesquels la nature de bouddha demeure encore dormante, et « l’effet » à la bouddhéité, ou l’illumination, le dixième état. En indiquant que le Bouddha conserve encore la totalité des neuf états même après avoir atteint l’illumination, le chapitre “Durée de la vie” démontre que la cause (les neuf états) et l’effet (la bouddhéité) existent simultanément, prouvant ainsi le bien-fondé du principe de l’interpénétration des dix états.
9. Sens profond du Sūtra du Lotus.
10. Il s’agit d’un groupe de six moines vivant au temps de Shakyamuni. On dit que leur mauvaise conduite a rendu nécessaire la formulation des préceptes. Il s’agit de Nanda, Upananda, Kalodayin, Chanda, Ashvaka et Punarvasu.