Points de repère
Cette lettre, datée du septième mois de la huitième année de Bun’ei (1271), s’adresse à Shijō Kingo, samouraï qui comptait parmi les disciples les plus loyaux de Nichiren. Shijō Kingo avait envoyé diverses offrandes à Nichiren pour une cérémonie commémorative en l’honneur de sa mère, décédée quelques années auparavant, le douzième jour du septième mois. Nichiren répond dans cette lettre à Shijō Kingo que, au sens le plus profond, seul l’acte de réciter Nam-myōhō-renge-kyō apporte des bienfaits aux défunts.
La cérémonie commémorative pour les défunts, qui se tenait traditionnellement au Japon le quinzième jour du septième mois, est une pratique bouddhique destinée à honorer l’esprit des ancêtres. Cette tradition originaire de Chine se fonde sur l’histoire de Maudgalyayana sauvant sa mère défunte, telle qu’elle est relatée dans le Sūtra sur la cérémonie pour les défunts. Les registres indiquent que la première cérémonie pour les ancêtres défunts eut lieu en Chine en 538, et au Japon en 657. Plus récemment, les érudits ont établi que le Sūtra sur la cérémonie pour les défunts avait ses origines, non en Inde, mais en Chine où l’on accordait la plus grande valeur à la piété filiale.
Selon la croyance populaire prévalant au Japon dans la période de Kamakura, ceux qui étaient avides ou profondément égoïstes dans leur vie présente souffraient inévitablement de la faim dans leurs vies ultérieures. Dans cette lettre, Nichiren présente les diverses sortes d’esprits affamés mentionnés dans les textes bouddhiques et explique les causes, c’est-à-dire les mauvais actes commis dans leurs existences passées, qui les ont conduits à acquérir ces formes.
Nichiren dévoile aussi les vraies motivations de bon nombre de moines de son époque, en les désignant comme « des esprits affamés dévorant la Loi » qui utilisent les enseignements bouddhiques pour obtenir gloire personnelle et profit. Bien qu’ils prétendent avoir un désir sincère de prêcher les enseignements bouddhiques, ils sont avides dans leur cœur. Ils dissimulent les offrandes qu’ils reçoivent des autres, les gardant pour eux-mêmes. Nichiren réprimande aussi les bouddhistes, moines ou laïcs, qui négligent de prier pour le repos de leurs parents ou de leurs maîtres défunts.
Vous vous êtes donné la peine de me faire parvenir par un messager un don pour une cérémonie commémorative en l’honneur des défunts constitué d’un to1 de riz, blanc comme neige, d’un récipient en bambou rempli d’huile pareille à du vieux saké, et de mille pièces de monnaie. J’ai été particulièrement touché par le contenu de votre lettre.
192L’origine de la cérémonie commémorative en l’honneur des ancêtres défunts provient de la tentative du vénérable Maudgalyayana de sauver sa mère Shōdai-nyo qui, à cause de son karma d’avidité et de pingrerie, était tombée dans le monde des esprits affamés pendant une période de cinq cents vies. Cependant, il ne parvint pas à faire de sa mère un bouddha. En effet, lui-même n’était pas encore un pratiquant du Sūtra du Lotus et il ne put donc mener sa mère à la bouddhéité. Lors de l’assemblée de huit ans, au pic de l’Aigle, il adopta le Sūtra du Lotus, récita Nam-myōhō-renge-kyō et devint le bouddha Tamalapattra, Parfum-de-Bois-de-Santal2. À ce moment-là, sa mère devint elle aussi bouddha3.
Vous vous interrogez également sur les offrandes aux esprits affamés. Il est dit dans le troisième volume du Sūtra du Lotus : « Imaginez que, en arrivant d’une terre où sévirait la famine, quelqu’un se retrouve soudain dans un banquet royal4. » Ce passage indique que les quatre grands auditeurs5, de facultés intermédiaires, n’avaient même pas encore entendu parler de ce mets délicieux appelé ghee [beurre clarifié], mais, quand ce Sūtra fut exposé, ils goûtèrent sa saveur à satiété pour la première fois, mettant ainsi un terme immédiat à la faim qui demeurait depuis bien longtemps dans leur cœur. Par conséquent, quand vous faites des offrandes aux esprits affamés, vous devriez réciter ce passage de Sūtra et répéter Nam-myōhō-renge-kyō pour leur repos.
De manière générale, il existe trente-six sortes d’esprits affamés. Parmi celles-ci, les esprits affamés en forme de chaudron n’ont ni yeux ni bouche. Si vous voulez connaître les causes passées de leur état, sachez que, lorsqu’elles étaient en ce monde, ces personnes attaquèrent des gens sous couvert de la nuit ou commirent des vols. Les esprits affamés dévoreurs de vomissures se nourrissent de ce que les gens ont vomi. La cause en est la même. Mais ils ont en plus volé la nourriture aux autres gens. Les esprits affamés dévorés par la soif boivent notamment l’eau que les gens offrent par piété filiale à leurs parents défunts. Les esprits affamés détenteurs de biens6 boivent l’eau des sabots des chevaux. Et ce parce que, de leur vivant, ils répugnaient à partager ce qu’ils possédaient et dissimulaient leur nourriture. Les esprits affamés ne possédant rien n’ont même jamais entendu parler de nourriture ou de boisson depuis leur naissance.
Les esprits affamés dévorant la Loi renoncent au monde pour propager la Loi du Bouddha. Ils pensent que, s’ils prêchent la Loi, les gens les respecteront et, dans leur quête de gloire et de profit, ils passent toute leur vie présente à s’efforcer d’être considérés comme meilleurs qu’autrui. Ils n’aident pas les autres êtres humains, pas plus qu’ils n’ont idée de sauver leurs parents. On les appelle des esprits affamés qui dévorent la Loi ou qui se servent des enseignements bouddhiques pour satisfaire leurs propres désirs.
Quand nous observons les moines de notre époque, nous en trouvons certains qui acceptent secrètement des offrandes pour leur propre usage. Le Sūtra du Nirvana compare ces moines à des chiens. Dans leur prochaine vie, ils deviendront des démons à tête de bœuf7. Nous trouvons aussi des gens qui reçoivent ouvertement des offrandes mais, par avidité, ne les partagent pas. Dans leur prochaine existence, ils naîtront comme des démons à tête de cheval.
De plus, certains croyants laïcs ne prient pas pour le repos de leurs parents qui, tombés en enfer ou dans le monde des esprits affamés ou dans celui des animaux, endurent des souffrances atroces. Ces croyants se vêtent et se nourrissent luxueusement, possèdent en abondance bêtes à cornes, chevaux et serviteurs, et se réjouissent à leur guise. Quelle jalousie et quelle rancune doivent éprouver leurs parents ! Même parmi les moines, rares sont ceux qui prient pour leurs parents et 193maîtres à l’anniversaire de leur mort. Les dieux du soleil et de la lune dans le ciel et les divinités de la terre doivent en éprouver de la colère et de l’indignation, en considérant que ces moines sont dépourvus de piété filiale. Malgré leur forme humaine, ils sont pareils à des animaux. On pourrait les qualifier de bêtes à tête humaine.
Quand je pense que, dans l’avenir, j’éradiquerai à coup sûr ces obstacles karmiques pour gagner la Terre pure du pic de l’Aigle, les graves persécutions de toutes sortes qui s’abattent et se concentrent sur moi comme pluie et nuages ne m’apparaissent aucunement comme des souffrances, puisque c’est pour la cause du Sūtra du Lotus. Ceux qui sont devenus les disciples, moines et laïcs, de ce Nichiren, tout particulièrement votre mère défunte, Myōhō, dont l’anniversaire de la mort correspond au douzième jour de ce mois, sont des pratiquants du Sūtra du Lotus et mes disciples laïcs. Comment pourrait-elle être tombée dans le monde des esprits affamés ? Il ne fait aucun doute qu’elle se trouve maintenant en présence du bouddha Shakyamuni, du bouddha Maints-Trésors et des bouddhas des dix directions. Peut-être disent-ils : « Voici donc la mère de Shijō Kingo ! » et, ensemble, ils lui caressent la tête et la complimentent joyeusement. Et elle dit probablement au bouddha Shakyamuni : « Comme mon fils est magnifique ! »
Il est dit dans le Sūtra du Lotus : « Si, dans les temps futurs, des gens de bien, hommes ou femmes, viennent à écouter le chapitre “Devadatta” du Sūtra du Lotus de la Loi merveilleuse, y accordent foi et le révèrent d’un cœur pur sans le moindre doute ni perplexité, ils ne tomberont jamais en enfer ni dans le monde des esprits affamés ni dans le monde des bêtes sauvages mais naîtront en présence des bouddhas des dix directions, et, là où ils naîtront, ils pourront constamment entendre ce Sūtra. S’ils naissent parmi les êtres humains ou célestes, ils goûteront d’extraordinaires et merveilleux délices, et, s’ils naissent en présence d’un bouddha, leur naissance se produira par métamorphoses8 de fleurs de lotus9. »
Dans ce passage du Sūtra, on fait référence à des « femmes de bien ». Si cela ne désigne pas la défunte, Myōhō, alors de qui pourrait-il s’agir ? Il est dit aussi dans le Sūtra : « Ce Sūtra est difficile à garder ; si quelqu’un est capable de le faire, ne serait-ce qu’un court moment, à coup sûr je m’en réjouirai et les autres bouddhas de même. Qui est capable de faire cela gagne l’admiration des bouddhas10. » Mes louanges à l’égard de votre mère n’ont que peu d’importance mais il est dit dans le Sūtra qu’elle « gagne l’admiration des bouddhas ». En pensant « C’est vraiment encourageant, vraiment encourageant ! », vous devriez vous engager avec ferveur dans la foi. Nam-myōhō-renge-kyō, Nam-myōhō-renge-kyō.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le douzième jour du septième mois
Réponse à Shijō Kingo
Notes
1. Unité de volume équivalant à environ dix-huit litres, soit la moitié d’un boisseau.
2. On trouve ce nom dans le sixième chapitre du Sūtra du Lotus. L’assemblée qui dura huit ans désigne l’assemblée où le Sūtra du Lotus fut exposé.
3. Selon le Sūtra sur la cérémonie pour les défunts, Maudgalyayana essaya d’utiliser sans succès ses pouvoirs transcendantaux pour sauver sa mère défunte, Shōdai-nyo (prononciation japonaise), qui souffrait dans le monde des esprits affamés. Il rechercha les conseils de Shakyamuni qui l’exhorta à offrir cent sortes d’aliments aux moines le quinzième jour du septième mois (le dernier jour de la retraite de trois mois des moines durant la saison des pluies). Maudgalyayana suivit les instructions du Bouddha, et sa mère fut soulagée de sa souffrance. Nichiren interprète ici cette histoire à la lumière du Sūtra du Lotus et du Daimoku de Nam-myōhō-renge-kyō, c’est-à-dire de l’essence du Sūtra.
4. Sūtra du Lotus, chap. 6.
194 5. Maudgalyayana, Mahakashyapa, Katyayana et Subhuti.
6. Les esprits affamés qui possèdent des biens mais répugnent à les partager avec d’autres et qui ont le désir insatiable d’obtenir toujours plus.
7. On dit de ces êtres que, comme les démons à tête de chevaux, ils font office de geôlier dans l’Enfer du broyage, le troisième des huit enfers chauds. On dépeint ces deux sortes de démons avec un corps d’être humain et une tête de bœuf ou de cheval.
8. « La naissance par métamorphose » est l’un des quatre modes de naissance. On dit que, du fait de leur karma, les gens qui naissent ainsi apparaissent spontanément, au terme de leur vie antérieure, sans l’aide de parents ou d’un autre agent intermédiaire. On peut interpréter ce passage comme signifiant que l’on peut atteindre l’état de bouddha en manifestant la nature de bouddha inhérente à notre vie.
9. Sūtra du Lotus, chap. 12.
10. Ibid., chap. 11.