Points de repère
Cette lettre a été écrite en réponse à une information donnée par Shijō Kingo. Des incendies avaient éclaté, à la fois au Gokuraku-ji et au palais du shōgun, le dirigeant militaire. Le Gokuraku-ji, temple de l’école Shingon-Ritsu à Kamakura, brûla lors du troisième mois de la première année de Kenji (1275).
Le Japon de l’époque était en plein bouleversement. Lors du dixième mois de 1274, les Mongols lancèrent une attaque massive dans le sud du pays. Cela ne fit qu’accentuer l’extrême anxiété du peuple. La menace mongole s’accrut lorsqu’un autre envoyé de Khoubilaï Khan se présenta, lors du quatrième mois de 1275, exigeant que le Japon fasse allégeance au peuple mongol, sous peine de subir une nouvelle attaque.
Nichiren attribue les incendies de Kamakura et les autres calamités au fait que le peuple avait perdu sa bonne fortune du fait de ses calomnies à l’encontre de l’enseignement correct.
Cette lettre doit son titre à l’histoire de Rajagriha (le palais royal), capitale du royaume du Magadha, en Inde. Nichiren cite cette histoire, racontée dans le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus, pour souligner combien il est nécessaire d’avoir de la bonne fortune.
En faisant un jeu de mots, Nichiren donne le nom de Ryōka-bō (le moine Double-Incendie) au supérieur du Gokuraku-ji, Ryōkan-bō (le moine Ryōkan). Il indique de cette façon que l’incendie du Gokuraku-ji et du palais du shōgun provenait de l’opposition de Ryōkan au Sūtra du Lotus. L’expression « Double-Incendie » a deux sens. Elle désigne l’incendie qui détruisit à la fois le Gokuraku-ji et le palais, sièges de la religion et du gouvernement. Et elle signifie que l’opposition de Ryōkan était non seulement à l’origine de l’incendie en ce monde, un des sept désastres, mais qu’elle l’amènerait aussi à tomber avec ses disciples dans le « feu », autrement dit en enfer, dans la vie suivante.
J’ai bien reçu vos mille cinq cents pièces de monnaie. J’apprécie vos informations détaillées sur l’incendie [qui détruisit le Gokuraku-ji]. Les incendies correspondent au troisième des sept désastres décrits dans le Sūtra des rois bienveillants et au premier des sept désastres mentionnés dans le Sūtra du Lotus1.
Aucun sabre ne peut trancher l’air ; aucun incendie ne peut brûler l’eau. De même, aucun incendie ne peut blesser une personne de mérite, une personne dotée de bonne fortune, ou un sage. Ainsi, on dit que la grande ville de Rajagriha en Inde comptait neuf cent mille habitations, mais de gigantesques incendies éclatèrent à sept reprises, et elle fut détruite. Désespérés, les gens s’enfuirent 491et le roi fut saisi d’un chagrin infini. C’est alors qu’une personne de mérite lui donna le conseil suivant : « Un incendie, l’un des sept désastres, se produit lorsqu’un sage a quitté le pays et que le souverain a épuisé sa bonne fortune. Pourtant, cette fois-ci, ces incendies répétés ont détruit les maisons du peuple, sans jamais atteindre une seule fois le palais royal. Cela signifie que la faute n’en incombe pas au souverain mais aux gens ordinaires. Par conséquent, si vous appelez la ville entière dans laquelle ils habitent, “le palais royal”, [c’est-à-dire] Rajagriha, le dieu du feu redoutera d’en brûler les maisons. » Trouvant cet avis raisonnable, le roi appela la ville Rajagriha et il n’y eut plus jamais d’incendie. Cette histoire nous enseigne que le feu ne peut détruire une personne dotée d’une grande bonne fortune.
Mais, dans ce pays qui est le nôtre, le palais du shōgun vient de brûler, signe que la bonne fortune du Japon est sur le point de s’épuiser. Les calamités apparaissent, avec une fréquence croissante, probablement parce que les moines impliqués dans des calomnies à l’encontre de l’enseignement correct offrent des prières ferventes pour tenter de me soumettre. Le nom porté par une chose révèle son essence. Le sage calomniateur, le moine Double-Incendie2, est le maître des personnes de haute comme de basse condition dans tout Kamakura. L’un des deux incendies se concentra sur ses propres terres, réduisant le Gokuraku-ji [Temple du bonheur-suprême] en Jigoku-ji [Temple de l’enfer]. L’autre incendie se propagea et finit par détruire le palais du shōgun.
Ce double incendie a non seulement fait des ravages dans le pays en cette vie-ci, mais il est le présage que ce maître et ses disciples de tout le Japon tomberont dans leur prochaine vie dans l’Enfer aux souffrances incessantes, où ils brûleront dans les fammes de l’enfer Avīci. Les moines ignorants ne tinrent aucun compte des paroles d’un homme de grande sagesse, ce qui conduisit à ce désastre. Comme c’est pitoyable ! Je vous ai déjà écrit à ce sujet.
À propos, j’ai mis à paître dans un herbage la jument que vous m’avez offerte. Elle a trouvé un compagnon et donné naissance à un poulain de robe marron. Quel magnifique cheval ! Je tiens absolument à ce que vous le voyiez.
Ici, j’ai beaucoup entendu parler aussi de la nonne séculière de Nagoe. On dit que quelqu’un l’a rencontrée et l’a sévèrement prise à partie parce qu’elle faisait l’éloge de la doctrine dotée de la plénitude de la vérité [celle des trois mille mondes en un instant de vie]3.
En ce qui concerne les prières de votre femme, même si elle n’émet pas de doutes concernant le Sūtra du Lotus, j’ai le sentiment que sa foi est peut-être faible. Je me suis rendu compte que même ceux qui paraissent croire de la manière dont le Sūtra enseigne qu’il faut croire ont une foi qui manque parfois totalement de force. Vous le savez parfaitement. De plus, il est plus difficile de saisir l’esprit d’une femme que d’attacher le vent. Le fait que ses prières soient restées sans réponse fait penser à un arc solide dont le cordage serait mou, ou à un bon sabre entre les mains d’un lâche. Ce n’est en aucun cas la faute du Sūtra du Lotus. Expliquez-lui en détail qu’elle devrait une fois pour toutes rejeter le Nembutsu et les enseignements des écoles Ritsu, et enseigner aux autres à en faire autant au mieux de ses capacités, de la même façon que vous avez résolument assumé votre foi malgré la haine que les autres vous portent. Quelle que soit la profondeur de sa croyance dans le Sūtra du Lotus, je doute que les sentiments qu’elle éprouve contre les ennemis de ce Sūtra soient aussi forts que ceux qu’elle éprouve contre une courtisane.
En toutes circonstances, ceux qui, en ce monde, s’opposent à leurs parents ou désobéissent à leur souverain encourent la fureur du ciel pour leur manque de piété filiale ou leur conduite déloyale. Mais si 492notre parent ou souverain devient un ennemi du Sūtra du Lotus, alors la désobéissance est un acte de piété filiale et une manière de nous acquitter de notre dette de reconnaissance envers le pays. C’est pourquoi, depuis que j’ai lu pour la première fois le Sūtra du Lotus, j’ai conservé ma foi sans faiblir, bien que mes parents m’aient imploré, les mains jointes, d’y renoncer, que mon maître m’ait désavoué, que le régent de Kamakura m’ait exilé à deux reprises, et que j’aie failli être décapité. Comme j’ai persévéré sans crainte, certains pensent aujourd’hui que mes enseignements sont peut-être corrects. Nichiren est peut-être bien la seule personne de tout le Japon qui, quoique ayant désobéi au souverain, à ses parents et à son maître, bénéficie encore de la protection des divinités célestes. Observez ce qui se passera à l’avenir. Si ces moines qui me maltraitent devaient prier pour le Japon, ils ne feraient que hâter sa ruine. Finalement, si les conséquences devenaient vraiment graves, tous, du souverain aux gens ordinaires, seraient réduits en esclavage par les Mongols aux cheveux tressés et éprouveraient d’amers regrets.
En guise d’avertissement pour les êtres humains en cette vie-ci, sans même parler de la prochaine vie, j’ai enjoint les rois célestes Brahma et Shakra, les divinités du soleil et de la lune, et les quatre rois du ciel de punir ceux qui sont devenus des ennemis du Sūtra du Lotus. Vous verrez en fonction des résultats de ma prédiction4 si je suis ou non le pratiquant du Sūtra du Lotus.
Quand je m’exprime de cette façon, le souverain et d’autres pensent peut-être que je profère des menaces, mais mes paroles ne se fondent pas du tout sur la haine. Elles sont motivées par ma profonde compassion : je veux leur permettre d’éradiquer en cette vie les tourments de l’Enfer aux souffrances incessantes, dans lequel ils seraient autrement destinés à tomber. Le Grand Maître Zhangan a dit : « Celui qui délivre l’offenseur de son mal agit comme son parent5. » En les réprimandant pour le mal qu’ils commettent, Nichiren est le père et la mère du souverain, et le maître de tous les êtres vivants.
J’aurais encore bien des choses à vous dire, mais j’en resterai là. Je vous remercie de m’avoir envoyé un cheval chargé de blé poli ainsi que du gingembre.
Nichiren
Le douzième jour du quatrième mois de la première année de Kenji [1275], signe cyclique de kinoto-i
Réponse à Shijō Kingo