Points de repère
Cette lettre, datée du onzième jour du deuxième mois de 1272, s’adresse à Sairen-bō Nichijō, ancien moine Tendai qui, pour des raisons non élucidées, vivait également en exil à Sado. On a peu d’éléments concernant Sairen-bō mais on sait qu’il était originaire de Kyōto et qu’il avait étudié au mont Hiei, siège de l’école Tendai, avant son exil. Il participa aussi au débat de Tsukahara, devant le Sammai-dō, la résidence de Nichiren à Tsukahara, les seizième et dix-septième jours du premier mois de 1272. Au cours de ce débat, Nichiren remporta clairement la victoire sur l’école Jōdo, l’école Shingon, et sur d’autres moines de Sado et d’autres provinces du nord du Japon. Un certain nombre de personnes se convertirent à ses enseignements à cette époque, parmi lesquels Sairen-bō.
Sairen-bō était un moine de grande culture à qui Nichiren envoya plusieurs traités importants, notamment La réalité ultime de tous les phénomènes et L’héritage de la Loi ultime de la vie et de la mort. Il se posait un certain nombre de questions à propos de la théorie bouddhique et il les adressa une à une à Nichiren qui en retour lui répondit sous forme écrite. Nichiren fait son éloge en ces termes : « Il est vraiment admirable que vous m’ayez interrogé sur l’héritage de la Loi ultime de la vie et de la mort ! » Dans sa réponse, Nichiren offre un aperçu de ce qu’est la prodigieuse illumination du Bouddha ainsi que des moyens pratiques par lesquels les êtres ordinaires peuvent parvenir au même but.
Dans le premier paragraphe, Nichiren déclare que Nam-myōhō-renge-kyō est l’héritage de la Loi ultime de la vie et de la mort et que cette Loi est transmise du Bouddha à tous les êtres vivants. Puis il aborde la question de savoir comment hériter de la Loi ultime de la vie et de la mort et la manifester en nous-mêmes.
Cette Loi coule dans les profondeurs de la vie de ceux qui croient dans les enseignements du Sūtra du Lotus, pratiquent en accord parfait avec eux, et récitent Nam-myōhō-renge-kyō. Nichiren déclare qu’il n’y a pas la moindre distinction entre le bouddha Shakyamuni, le Sūtra du Lotus et nous autres, êtres ordinaires. Du point de vue de certaines écoles du bouddhisme de Nichiren, on peut considérer cela comme une déclaration affirmant qu’il n’y a absolument aucune différence ni séparation entre Nichiren en tant que Bouddha de l’époque de la Fin de la Loi de Nam-myōhō-renge-kyō, ou le Gohonzon qui incarne cette Loi, et nous-mêmes qui récitons Nam-myōhō-renge-kyō.
En termes de temps, l’héritage, relation mystique entre la Loi et les vies humaines, court éternellement à travers passé, présent et avenir, sans s’interrompre dans aucune vie. En termes d’espace, Nichiren proclame que l’héritage de la Loi ultime coule à l’intérieur de la vie de ses disciples, moines et 217laïcs qui œuvrent en parfaite unité à la réalisation d’un monde paisible et au bonheur de toute l’humanité.
Après avoir exposé que la Loi ultime réside à l’intérieur de la vie des êtres ordinaires, Nichiren explique comment hériter de cette Loi. Il souligne l’importance de l’attitude « maintenant est le dernier instant (...) », afin de manifester la bouddhéité inhérente à tout être, état qui transcende à la fois vie et mort.
Évoquant les mille bouddhas et les dix rois de l’enfer, il révèle la continuité de la cause et de l’effet qui couvre passé, présent et avenir. Quel qu’il soit, l’état de vie dominant durant notre existence présente se perpétuera dans la vie prochaine. Que l’on réussisse ou non à hériter de la Loi dépend entièrement de notre foi. C’est pourquoi Nichiren conclut par cet avertissement sévère : « Même adopter le Sūtra du Lotus serait inutile sans l’héritage de la foi. »
Je viens de lire attentivement votre lettre. Voici ma réponse : la Loi ultime de la vie et de la mort transmise par le Bouddha à tous les êtres vivants est Myōhō-renge-kyō. Les cinq caractères1 de Myōhō-renge-kyō furent confiés par Shakyamuni et Maints-Trésors, les deux bouddhas qui étaient à l’intérieur de la Tour aux trésors, au bodhisattva Pratiques-Supérieures, qui poursuivit ainsi une transmission ininterrompue depuis le passé infini. Myō représente la mort et hō la vie. Les êtres vivants qui traversent les deux phases de la vie et de la mort sont les manifestations de l’Entité des dix mondes, ou l’Entité de Myōhō-renge-kyō.
Selon Tiantai, il faut savoir que les êtres vivants et leur environnement, et les causes et effets qui œuvrent en eux, sont tous la Loi du renge [le lotus]2. Ici, l’expression « les êtres vivants et leur environnement » désigne les phénomènes de la vie et de la mort. Il est donc clair que, là où existent vie et mort, la cause et l’effet, ou la Loi du lotus, sont à l’œuvre.
Le Grand Maître Dengyō déclare : « Les deux phases de la vie et de la mort sont les merveilleux rouages de la vie essentielle. Les deux voies de l’existence et de la non-existence sont les vraies fonctions de l’éveil originel3. » Aucun phénomène, ciel ou terre, yin ou yang4, soleil ou lune, les cinq planètes5, ou aucune des dix voies de l’existence, depuis l’enfer jusqu’à la bouddhéité, n’échappe aux deux phases de la vie et de la mort. Vie et mort sont simplement les deux fonctions de Myōhō-renge-kyō. Dans La Grande Concentration et Pénétration, Tiantai dit : « Quand on dit surgir, c’est du surgissement de la nature essentielle de la Loi dont on parle, et, quand on parle de l’extinction, c’est de l’extinction de cette nature. » Les deux bouddhas Shakyamuni et Maints-Trésors sont aussi les deux phases de la vie et de la mort.
Le bouddha Shakyamuni, qui parvint à l’illumination il y a d’innombrables kalpa, le Sūtra du Lotus qui mène tous les êtres humains à la bouddhéité, et nous autres êtres ordinaires, ne sommes en rien différents ni séparés les uns des autres. Réciter consciemment Myōhō-renge-kyō revient à hériter de la Loi ultime de la vie et de la mort. C’est un sujet de la plus haute importance pour les disciples de Nichiren, moines et laïcs, et c’est ce que signifie adopter le Sūtra du Lotus.
De celui qui fait jaillir sa foi et récite Nam-myōhō-renge-kyō en comprenant en profondeur que maintenant est le dernier instant de sa vie, il est dit dans le Sūtra : « Quand les vies de ces personnes parviendront à leur terme, mille bouddhas leur tendront les mains, les libéreront de toute crainte et les empêcheront de tomber dans les mauvaises voies de l’existence6. » Comment retenir des larmes de joie, sachant que ce ne sont pas seulement un ou deux, ni même cent ou deux cents, mais pas moins de mille bouddhas qui viendront nous accueillir à bras ouverts !
218Quant à celui qui ne croit pas dans le Sūtra du Lotus, comme le Sūtra dit : « Quand sa vie parviendra à son terme, il entrera dans l’enfer Avīci7 », les gardiens de l’enfer se présenteront à coup sûr à lui et le saisiront par les mains. C’est vraiment pitoyable ! Les dix rois8 du monde des défunts prononceront alors leur jugement et les messagers du ciel9 qui l’accompagnent depuis sa naissance le condamneront pour ses mauvais actes.
Imaginez mille bouddhas tendant leurs mains à tous les disciples de Nichiren, moines et laïcs qui récitent Nam-myōhō-renge-kyō, comme des plants de courges ou des plantes grimpantes étendant leurs fins rameaux. Mes disciples sont maintenant en mesure d’accepter et de garder le Sūtra du Lotus grâce aux forts liens tissés avec lui dans leurs existences passées. Ils sont assurés d’obtenir le fruit de la bouddhéité à l’avenir. L’héritage du Sūtra du Lotus coule dans la vie de ceux qui ne l’ont jamais abandonné dans aucune vie que ce soit, passée, présente ou future. Mais ceux qui ne croient pas dans le Sūtra du Lotus et le calomnient « détruiront immédiatement tous les germes pour devenir bouddha en ce monde10 ». Comme ils se coupent du potentiel d’aspirer à la bouddhéité, ils ne partagent pas l’héritage de la Loi ultime de la vie et de la mort.
Tous les disciples de Nichiren, moines et laïcs, devraient réciter Nam-myōhō-renge-kyō avec la conscience d’être « différents par le corps, un en esprit », en transcendant toute différence entre eux11 jusqu’à devenir aussi inséparables que les poissons et l’eau dans laquelle ils nagent. Ce lien spirituel est la base de l’héritage de la Loi ultime de la vie et de la mort. Ici réside le vrai but de la propagation du message de Nichiren. Avec une telle unité, même le grand désir d’une vaste diffusion peut être réalisé. Mais s’il se trouve des disciples de Nichiren pour perturber l’unité de « différents par le corps, un en esprit », ils seront comme des guerriers détruisant leur propre château de l’intérieur.
Nichiren s’efforce d’éveiller tous les êtres ordinaires du Japon à la foi dans le Sūtra du Lotus de sorte qu’ils puissent également partager l’héritage et atteindre la bouddhéité. Mais ils m’ont au contraire persécuté de diverses façons pour finalement m’exiler sur cette île [de Sado]. Vous avez cependant suivi Nichiren et le résultat c’est que vous avez été confronté à toutes sortes de souffrances. Je suis profondément peiné de vous savoir inquiet. L’or n’est ni brûlé par le feu, ni corrodé ou emporté par l’eau, mais le fer est vulnérable à l’un et à l’autre. Le sage est comme l’or, l’insensé, comme le fer. Vous êtes comme de l’or pur parce que vous détenez « l’or » du Sūtra du Lotus. Il est dit dans le Sūtra : « Tout comme le mont Sumeru culmine parmi les montagnes (...), il en va de même pour le Sūtra du Lotus12. » Il affirme aussi : « [La bonne fortune ainsi acquise] (...) le feu ne peut la brûler, ni l’eau la submerger13. »
Ce sont sûrement les liens karmiques depuis le lointain passé qui vous ont conduit à devenir mon disciple en une époque comme celle-ci. Shakyamuni et Maints-Trésors ont sûrement pris conscience de cette vérité. Les paroles suivantes du Sūtra ne peuvent en aucun cas être fausses : « Ces personnes qui avaient entendu la Loi demeurèrent ici et là dans les terres de divers bouddhas, renaissant continuellement en compagnie de leurs maîtres14. »
Il est vraiment admirable que vous m’ayez interrogé sur l’héritage de la Loi ultime de la vie et de la mort ! Je n’ai jamais entendu qui que ce soit poser une telle question. J’ai répondu de manière détaillée et complète dans cette lettre. Veuillez, s’il vous plaît, la graver dans votre cœur. L’important est de poursuivre votre pratique, convaincu que seul Nam-myōhō-renge-kyō est l’héritage qui a été confié par Shakyamuni et Maints-Trésors au bodhisattva Pratiques-Supérieures.
Le feu a pour fonction de brûler et d’apporter la lumière. L’eau a pour fonction de nettoyer ce qui est sale. Les vents 219emportent la poussière et insufflent la vie aux plantes, aux animaux et aux êtres humains. La terre produit les herbes et les arbres, et le ciel apporte l’eau nécessaire à la vie. Il en est de même des cinq caractères de Myōhō-renge-kyō. Ils sont le bouquet de bienfaits apporté par les bodhisattvas sortis de la terre, disciples du Bouddha originel. Le Sūtra du Lotus dit que le bodhisattva Pratiques-Supérieures apparaîtra maintenant, en cette époque de la Fin de la Loi, pour propager cet enseignement, mais qu’en est-il ? Que le bodhisattva Pratiques-Supérieures soit ou non apparu en ce monde, Nichiren a déjà entrepris de propager cet enseignement.
Soyez résolu à faire surgir le grand pouvoir de la foi et récitez Nam-myōhō-renge-kyō en priant pour avoir une foi résolue et correcte au moment de la mort. Ne recherchez jamais aucune autre voie pour hériter de la Loi ultime de la vie et de la mort, et manifestez-la dans votre vie. C’est alors seulement que vous réaliserez que les désirs terrestres sont l’illumination et que les souffrances des naissances et des morts sont le nirvana. Même adopter le Sūtra du Lotus serait inutile sans l’héritage de la foi.
Je vous donnerai de nouvelles précisions en une autre occasion.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le shramana du Japon
Le onzième jour du deuxième mois de la neuvième année de Bun’ei [1272], signe cyclique de mizunoe-saru
Réponse à l’honorable Sairen-bō
Notes
1. Sūtra du Lotus de la Loi merveilleuse ou Myōhō-renge-kyō. On l’appelle ainsi parce qu’elle est composée des cinq caractères chinois myō, hō, ren, ge et kyō.
2. Sens profond du Sūtra du Lotus de Tiantai.
3. Les doctrines essentielles transmises au sein de l’école du Lotus Tendai.
4. Le yin et le yang sont deux principes universels de la philosophie chinoise ancienne. Le yin est le principe négatif, sombre et féminin ; le yang est le principe positif, brillant et masculin. On considérait que leur interaction déterminait la destinée de toutes choses.
5. Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Au XIIIe siècle, les planètes les plus lointaines n’étaient pas encore connues et l’on ignorait que la Terre figurait parmi les planètes.
6. Sūtra du Lotus, chap. 28.
7. Ibid., chap. 3.
8. Figures symboliques de la tradition religieuse populaire. Un concept chinois considérait l’enfer comme un tribunal de démons où les défunts étaient jugés pour leurs mauvais actes.
9. Divinités censées résider sur nos épaules depuis notre naissance et qui notent chacun de nos actes. Elles représentent la loi de cause et effet à l’œuvre dans notre vie.
10. Sūtra du Lotus, chap. 3.
11. L’expression « transcendant toute différence entre eux » pourrait se traduire par « sans faire la moindre distinction mentale entre soi et l’autre, entre ceci ou cela ». Il ne s’agit pas d’un déni d’individualité mais plutôt d’une exhortation à combler le fossé entre les êtres humains, qui provient de l’égocentrisme.
12. Sūtra du Lotus, chap. 23.
13. Ibid.
14. Ibid., chap. 7.