Points de repère
Cette lettre a été écrite au mont Minobu, alors que Nichiren était âgé de cinquante-six ans. Elle fut envoyée à Shijō Kingo, qui habitait à Kamakura. Shijō Kingo était au service de la famille Ema, une branche du clan Hōjō au pouvoir, et c’était un expert dans le domaine de la médecine et dans celui des arts martiaux.
Lors du sixième mois de 1277, Shijō Kingo assista à un débat religieux dans le quartier de Kuwagayatsu, à Kamakura, où Sammi-bō, disciple de Nichiren, vainquit Ryūzō-bō, un protégé de Ryōkan.
Des vassaux du seigneur Ema, jaloux de Shijō Kingo, avaient menti au seigneur en lui rapportant que Shijō Kingo avait interrompu de force le débat. Le seigneur Ema menaça alors de confisquer les fiefs de Shijō Kingo. Quand, après le débat de Kuwagayatsu, ce dernier reçut la lettre officielle du seigneur Ema lui ordonnant d’écrire un serment par lequel il s’engageait à abandonner sa foi dans le Sūtra du Lotus, il fit transmettre cette lettre à Nichiren au mont Minobu, ainsi qu’une lettre personnelle où il s’engageait à ne jamais écrire un tel serment.
Nichiren répondit par ce courrier destiné à encourager Shijō Kingo, en même temps qu’il lui faisait parvenir une pétition destinée au seigneur Ema où il prenait sa défense et faisait l’éloge de la fidélité dont il avait fait preuve au service de son seigneur. Cette pétition s’intitule Lettre de pétition de Yorimoto (Yorimoto était une partie du nom complet de Shijō Kingo). Peu après, le seigneur Ema tomba malade. Il n’eut pas d’autre choix que de demander de l’aide à Shijō Kingo. Il recouvra la santé grâce au traitement de ce dernier et, peu après, lui renouvela sa confiance. Par la suite, Shijō Kingo reçut de lui un domaine trois fois plus grand que celui qu’il détenait précédemment.
Dans cette lettre, Nichiren déclare : « Même si vous deviez devenir un mendiant en haillons, ne rabaissez jamais le Sūtra du Lotus », définissant ainsi l’attitude fondamentale dans la foi : quelle que soit la position sociale que l’on occupe ou l’adversité à laquelle on est confronté, il est vital de persévérer dans la foi, sans jamais faire de compromission qui nous fasse perdre notre intégrité en tant que pratiquant du Sūtra du Lotus.
Votre lettre, datée du vingt-cinquième jour du mois dernier, m’est parvenue à l’heure du Coq [entre dix-sept heures et dix-neuf heures], le vingt-septième jour du même mois. En lisant la lettre officielle [vous ordonnant de renoncer à votre foi dans le Sūtra du Lotus par un serment écrit], et votre engagement à ne pas rédiger un tel serment, j’ai senti qu’il y avait là quelque chose d’aussi rare que de voir 831l’éclosion d’une plante udumbara1 et d’aussi agréable que de humer le parfum d’un bourgeon de santal rouge.
Shariputra, Maudgalyayana et Mahakashyapa étaient de grands arhat qui avaient acquis les trois sortes de clairvoyance et les six pouvoirs transcendantaux2. C’étaient aussi des bodhisattvas qui, grâce au Sūtra du Lotus, étaient parvenus à la première étape de développement et à la première étape de sécurité, c’est-à-dire à la compréhension de la non-naissance et de la non-extinction de tous les phénomènes. Ils se crurent cependant incapables d’endurer les grandes persécutions qui accompagnaient la propagation du Sūtra du Lotus dans le monde saha, à l’époque de la Fin de la Loi, et refusèrent d’accepter cette tâche. Comment serait-il alors possible aux hommes du commun de cette époque ultérieure, qui n’ont pas encore éradiqué les trois catégories d’illusion, de devenir des pratiquants de ce Sūtra ?
Même si je peux endurer les attaques à coups de bâton, de tuiles ou de pierres, le dénigrement et la persécution par les autorités, comment des personnes telles que les croyants laïcs, ayant femme et enfants, et ne connaissant rien aux enseignements bouddhiques, pourraient-elles faire de même ? En fin de compte, il aurait peut-être même été préférable qu’ils n’y croient pas. S’ils sont incapables de conserver leur foi jusqu’à la fin et ne la gardent qu’un court moment, les autres se moqueront d’eux. En pensant à cela, j’ai ressenti de la pitié pour vous. Durant les persécutions que j’ai subies et tout au long de mes deux condamnations à l’exil, vous avez démontré votre détermination. C’est si merveilleux que je ne trouve pas de mots assez forts pour louer votre décision d’écrire un serment par lequel vous vous engagez à conserver votre foi dans le Sūtra du Lotus, en dépit des menaces de votre seigneur, dussiez-vous le payer du prix de vos deux fiefs.
Le Bouddha se demanda si des bodhisattvas tels que Sagesse-Universelle et Manjusri pourraient entreprendre la propagation du Sūtra du Lotus à l’époque de la Fin de la Loi, et il confia donc les cinq caractères de Myōhō-renge-kyō à Pratiques-Supérieures et aux trois autres chefs des bodhisattvas sortis de la terre aussi nombreux que les particules de poussière de mille mondes. Or, en réfléchissant au sens de cette situation, je me demande si le bodhisattva Pratiques-Supérieures n’est pas entré dans votre corps afin de m’aider tout au long du chemin. Ou pourrait-il s’agir de l’œuvre du bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements ?
Si les autres samouraïs qui vous sont hostiles deviennent toujours plus présomptueux, c’est à coup sûr un effet de l’intrigue des moines Ryōkan et Ryūzō. Si vous écriviez un serment pour rejeter votre foi, ils n’en seraient que plus arrogants encore et le signaleraient à tous ceux qu’ils trouveraient sur leur chemin. Mes disciples de Kamakura seraient ensuite traqués jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul.
Il est dans la nature des hommes du commun de ne pas savoir ce qui les attend à l’avenir. On appelle sages ou personnes vertueuses ceux qui ont une parfaite compréhension de cette réalité. Je passerai ici sur les exemples du passé pour en citer un concernant notre époque. Le seigneur de Musashi3 a abandonné ses deux fiefs pour devenir moine séculier. J’ai entendu dire qu’il a en définitive renoncé à un grand nombre de biens, abandonné ses fils et ses filles ainsi que son épouse pour se retirer du monde. Vous n’avez ni fils ni frères à qui vous fier. Vous ne possédez que vos deux fiefs. Or, cette vie est comme un rêve. On ne peut être sûr de vivre jusqu’à demain. Alors, même si vous deviez devenir un mendiant en haillons, ne rabaissez jamais le Sūtra du Lotus. Puisque de toute façon l’issue sera la même, il est inutile de montrer votre peine. Si vous essayez d’obtenir des faveurs, la situation ne fera qu’empirer. Comme vous l’avez fort justement écrit 832dans votre lettre, vous devez agir et vous exprimer sans la moindre servilité. Même si vos fiefs devaient vous être confisqués ou si vous étiez chassé, vous devez penser qu’il s’agit là de l’œuvre des dix filles rakshasa, et vous confier à elles de tout votre cœur.
Si, au lieu d’être exilé, j’étais resté à Kamakura, j’aurais certainement été tué dans la bataille4. De la même manière, puisqu’il vous serait préjudiciable de rester au service de votre seigneur, il s’agit peut-être là de l’œuvre du bouddha Shakyamuni.
J’ai écrit une pétition en votre nom5. Comme les moines qui sont ici [à Kamakura] ne sont pas dignes de confiance, j’ai songé à envoyer Sammi-bō. Mais il ne s’est pas encore remis de sa maladie et j’envoie donc cet autre moine6 à sa place. Demandez à Daigaku Saburō, à Taki no Tarō ou à Toki7 de faire une belle copie de cette pétition quand ils en auront le temps pour la soumettre à votre seigneur. Si vous agissez de cette manière, le problème sera résolu. Inutile de vous précipiter. Préparez-vous plutôt tranquillement au sein du clan de votre seigneur. Quant aux autres, laissez-les vociférer partout contre vous s’ils le veulent. Lorsque vous soumettrez par la suite la pétition, elle pourra se propager dans tout Kamakura et parviendra peut-être même au régent en personne. Ce serait la transformation d’un malheur en bonne fortune.
Je vous ai expliqué précédemment les enseignements du Sūtra du Lotus. Faire le bien provoque des problèmes d’importance mineure, mais quand il s’agit d’une question de grande importance, un grand désastre se changera inévitablement en grande bonne fortune. Quand les gens liront cette pétition, leurs erreurs apparaîtront sûrement au grand jour. Il vous suffit de leur parler brièvement. Dites d’un ton sévère : « Je n’abandonnerai pas le clan de mon seigneur, pas plus que je ne restituerai mes fiefs de mon plein gré. [Mais] si mon seigneur me les confisque, je considérerai cela comme une offrande au Sūtra du Lotus et un bienfait. »
Vous ne devez en aucune façon vous comporter servilement face au magistrat8. Dites-lui : « Ces fiefs ne m’ont pas été octroyés par mon seigneur. Je les ai obtenus à titre de récompense pour avoir sauvé sa vie avec le médicament du Sūtra du Lotus alors qu’il était gravement malade. S’il me les retire, sa maladie réapparaîtra certainement. À ce moment-là, même s’il m’adressait des excuses, je ne les accepterai pas. » Cela dit, levez-vous brusquement et partez.
Évitez tout rassemblement. Faites preuve le soir de la plus stricte vigilance. Restez en bons termes avec les veilleurs de nuit9 et faites appel à leur aide. Vous devriez toujours rester en leur compagnie. Si vous n’êtes pas expulsé cette fois-ci, il y a neuf chances sur dix pour que les samouraïs qui vous accompagnent essaient d’attenter à votre vie. Quoi qu’il en soit, veillez à ne pas connaître une mort honteuse.
Nichiren
Le septième mois de la troisième année de Kenji [1277], signe cyclique de hinoto-ushi
Réponse à Shijō Kingo
Notes
1. Plante qui poussait, dit-on, tous les trois mille ans pour annoncer la venue d’un roi-qui-fait-tourner-la-roue ou d’un bouddha. Voir glossaire.
2. Pouvoirs attribués aux bodhisattvas et aux arhat. Voir glossaire.
3. Il s’agit de Hōjō Yoshimasa (1242-1281) qui a exercé diverses fonctions au sein du gouvernement de Kamakura et, en 1276, est devenu le cosignataire du régent Hōjō Tokimune. « Ses deux fiefs » désignent ici les provinces de Suruga et de Musashi.
4. C’est là probablement une référence au conflit qui éclata lors du deuxième mois de 1272 entre le régent Hōjō Tokimune et son demi-frère aîné, Hōjō Tokisuke.
833 5. Il s’agit de la pétition, connue sous le nom de Lettre de pétition de Yorimoto, que Nichiren envoya au seigneur Ema au nom de Shijō Kingo lors du sixième mois de 1277. Cette pétition ne fut apparemment jamais soumise au seigneur Ema.
6. On ignore de qui il s’agit.
7. Daigaku Saburō (1202-1286), appelé également Hiki Yoshimoto, était un maître officiel du confucianisme au sein du shogunat de Kamakura. On dit qu’il s’est converti aux enseignements de Nichiren en lisant une copie du traité Sur l’établissement de l’enseignement correct pour la paix dans le pays. Taki no Tarō aurait été lui aussi un maître du confucianisme mais on sait peu de chose de lui, sinon qu’il fut disciple de Nichiren. Toki, ou Toki Jōnin, l’un des principaux disciples de Nichiren, était un vassal du seigneur Chiba, gouverneur de la province de Shimo’usa. C’était un homme d’une érudition considérable et Nichiren lui confia bon nombre de ses œuvres parmi les plus importantes.
8. Le magistrat était un fonctionnaire administratif connaissant le droit, qui exécutait les ordres de son supérieur. En ce cas précis, il avait pour tâche d’exécuter les ordres du seigneur Ema.
9. Les veilleurs de nuit étaient probablement les personnes de l’escorte de Shijō Kingo qui vivaient dans sa résidence. Leurs domaines leur avaient été confisqués à cause de leur croyance dans les enseignements de Nichiren. Ce serait, selon une certaine hypothèse, les frères cadets de Shijō Kingo.