Points de repère
Nichiren envoie cette lettre à son loyal disciple, le samouraï Shijō Kingo, en 1271, le vingt et unième jour du neuvième mois, neuf jours seulement après la persécution de Tatsunokuchi. Nichiren avait été condamné à l’exil sur l’île de Sado, sous la surveillance de Hōjō Nobutoki, le gouverneur de Sado. À l’origine, il était prévu que Nichiren soit escorté à Echi, jusqu’à la résidence de Homma Shigetsura, l’adjoint de Hōjō Nobutoki, et, de là, conduit directement à Sado. Mais Hei no Saemon, important responsable du gouvernement et ennemi déclaré de Nichiren, décida arbitrairement de le faire exécuter, alors qu’il était escorté vers la résidence de Homma. Les autorités tentèrent de décapiter Nichiren à Tatsunokuchi, mais en vain. Nichiren fut ensuite exilé, comme c’était prévu à l’origine.
Nichiren révèle ici sa véritable identité, qu’il décrira ensuite avec plus de détails dans le traité Sur l’ouverture des yeux, également remis à Shijō Kingo. Il y déclare : « Tatsunokuchi, dans la province de Sagami, est le lieu où Nichiren a donné sa vie. Parce qu’il y est mort pour le Sūtra du Lotus, comment ce lieu pourrait-il être moins qu’une terre de bouddha ? » Pourquoi Nichiren déclare-t-il qu’« il est mort » alors qu’en fait il survécut à la tentative d’exécution ? L’explication se trouve dans le traité Sur l’ouverture des yeux : « Le douzième jour du neuvième mois de l’année dernière, entre les heures du Rat et du Bœuf (entre onze heures du soir et trois heures du matin), la personne nommée Nichiren a été décapitée. C’est son esprit qui est parvenu sur l’île de Sado. » Si l’homme du commun nommé Nichiren est mort à Tatsunokuchi, le Nichiren considéré par certaines écoles bouddhiques comme « le Bouddha de l’époque de la Fin de la Loi » atteignit, lui, l’île de Sado sain et sauf afin d’accomplir sa mission.
Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance pour vos lettres fréquentes. Au moment de ma persécution, le douze [du mois dernier], non seulement vous m’avez accompagné à Tatsunokuchi1 mais vous vous êtes déclaré prêt à mourir à mes côtés. C’est vraiment merveilleux.
Que d’endroits où j’ai sacrifié ma vie dans les existences passées pour mon épouse et mes enfants, mes terres et mes disciples ! J’ai abandonné ma vie dans les montagnes, en mer, sur des fleuves, des plages, ou au bord des routes. Mais pas une seule fois je ne suis mort pour le Sūtra du Lotus ni n’ai souffert de persécutions pour le Daimoku. C’est pour ça que jamais, au terme de mes vies, je n’ai pu atteindre la bouddhéité. Et, comme j’ai échoué dans cette tentative, les mers et les rivières où j’ai sacrifié ma vie ne sont pas des terres de bouddha.
198Cependant, dans cette vie, en tant que pratiquant du Sūtra du Lotus, j’ai été exilé et exécuté — exilé à Itō et décapité à Tatsunokuchi. Tatsunokuchi, dans la province de Sagami, est le lieu où Nichiren a donné sa vie. Parce qu’il y est mort pour le Sūtra du Lotus, comment ce lieu pourrait-il être moins qu’une terre de bouddha ? Il est dit dans le Sūtra : « Dans les terres de bouddha des dix directions, il n’est qu’une Loi, celle du Véhicule Unique2. » Cela ne confirme-t-il pas mes propos ? La « Loi du Véhicule Unique » est le Sūtra du Lotus. Il n’existe aucun enseignement véritable autre que le Sūtra du Lotus dans aucune des terres de bouddha des dix directions. Le Sūtra se poursuit ainsi : « [Il n’y en a ni deux, ni trois,] sauf lorsque le Bouddha les prêche comme moyens opportuns3. » Puisque tel est le cas, tout lieu où Nichiren rencontre des persécutions est une terre de bouddha.
De tous les lieux de ce monde saha, c’est au Japon, dans la province de Sagami, à Katase, dans le lieu-dit de Tatsunokuchi, que Nichiren a donné sa vie pour la cause du Sūtra du Lotus. De ce fait, on peut appeler Tatsunokuchi la Terre de la lumière paisible. C’est ce que signifie le passage du chapitre “Les pouvoirs transcendantaux [de l’Ainsi-Venu]” où il est dit : « (...) que ce soit dans un jardin, une forêt (...) ou encore dans des vallées montagneuses ou dans de vastes déserts (...) en tous ces endroits les bouddhas sont entrés au nirvana4. »
Vous avez accompagné Nichiren, en faisant vœu de donner votre vie en tant que pratiquant du Sūtra du Lotus. Votre action est cent, mille, dix mille fois supérieure à celle de Hong Yans5 qui s’ouvrit le ventre pour y insérer le foie6 de son seigneur mort, le général Yi, [afin de le sauver de la honte et du déshonneur]. Quand j’atteindrai le pic de l’Aigle, je dirai d’abord que Shijō Kingo était, comme moi-même, résolu à mourir pour le Sūtra du Lotus.
Si j’en crois ce qui m’a été confié, il paraît que, sur ordre du seigneur de Kamakura7, je vais être exilé dans la province de Sado. Parmi les trois fils célestes de la lumière, le dieu de la lune m’a sauvé la vie à Tatsunokuchi, en apparaissant sous la forme d’un objet brillant, et le dieu des étoiles est descendu me saluer voici quatre ou cinq jours8. Seul demeure désormais le dieu du soleil et il me protégera à coup sûr. C’est vraiment rassurant ! Vraiment encourageant ! Il est dit dans le chapitre “Le maître de la Loi” : « Je ferai apparaître par enchantement des gardes pour les protéger9. » Ce passage ne laisse aucune place au doute. Il est dit dans le chapitre “Les pratiques paisibles” : « Ni sabres ni bâtons ne le toucheront10. » Et dans le chapitre “La porte universelle [du bodhisattva Sensible-aux-Sons-du-Monde]” : « (...) et se brisera en morceaux le sabre du bourreau11. » Il n’y a rien de faux dans ces passages de Sūtra. La force d’une foi puissante et ferme est en vérité bien précieuse.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le vingt et unième jour du neuvième mois de la huitième année de Bun’ei [1271]
À Shijō Kingo
Notes
1. Endroit situé près de Kamakura et utilisé comme lieu d’exécution.
2. Sūtra du Lotus, chap. 2.
3. Ibid.
4. Ibid., chap. 11.
5. Hong Yan (mort en 660 avant notre ère) était un loyal serviteur dans la Chine ancienne dont le seigneur, le général Yi, fut tué au cours d’une bataille. Hong Yan sacrifia sa propre vie pour empêcher la profanation du corps de son seigneur.
6. On considérait le foie comme le siège de l’esprit.
7. Le seigneur de Kamakura est un autre nom de Hōjō Tokimune (1251-1284), huitième régent du gouvernement de Kamakura.
199 8. Il est fait mention ici du dieu de la lune par rapport à l’objet brillant apparu dans le ciel au moment où l’on s’apprêtait à exécuter Nichiren, ce qui effraya ses bourreaux au point qu’ils renoncèrent à attenter à sa vie. On pense généralement qu’il s’agissait d’une météorite. En ce qui concerne le dieu des étoiles, Nichiren rapporte dans son œuvre Les actions du pratiquant du Sūtra du Lotus que, alors qu’il était enfermé dans la résidence de Homma, à Echi, un objet lumineux tomba du ciel et frappa les branches d’un prunier devant lui. On ne sait pas à coup sûr de quoi il s’agit mais il semble que cela pourrait être une décharge électrique provenant d’un éclair — Nichiren mentionnant dans sa description un grondement pareil au tonnerre et des vents violents.
9. Sūtra du Lotus, chap. 10.
10. Ibid., chap. 14.
11. Ibid., chap. 25.