J’ai bien placé votre offrande d’un sac de riz, de riz grillé, de courges, d’aubergines, et les autres articles [que vous m’avez fait parvenir] devant l’autel du Bouddha.
En ce qui concerne l’origine de la cérémonie pour les ancêtres défunts1, elle remonte au temps du Bouddha. Parmi les disciples du Bouddha, il y en eut un qui s’appelait le vénérable Maudgalyayana. Premier parmi les disciples en matière de pouvoirs transcendantaux, il était l’égal de Shariputra, premier en matière de sagesse. Ces deux-là étaient comme le soleil et la lune côte à côte autour du mont Sumeru ou comme les ministres de la gauche et la droite2 au service d’un grand roi.
Le père de Maudgalyayana s’appelait Kissen Shishi et sa mère Shōdai-nyo3. Pour avoir été coupable d’avidité et d’avarice, sa mère renaquit après sa mort dans le monde des esprits affamés, mais le 825vénérable Maudgalyayana l’en sauva et c’est de là que partit la tradition de cette cérémonie.
Voici comment les choses se passèrent. La mère de Maudgalyayana était tombée dans le monde des esprits affamés, mais, n’étant qu’un homme du commun, Maudgalyayana n’avait aucun moyen de le savoir. Alors qu’il était un jeune garçon, il était entré dans la maison d’un maître brahmane où il s’était livré à une étude exhaustive des quatre Vedas4 et des dix-huit écrits majeurs, qui constituent la totalité des écrits non bouddhiques. À ce moment-là, cependant, il ne savait pas dans quel lieu sa mère avait pu renaître.
Plus tard, à l’âge de treize ans, il se rendit avec Shariputra auprès du bouddha Shakyamuni et tous deux devinrent ses disciples. Par la suite, Maudgalyayana put se libérer des illusions de la pensée et progresser vers la première étape de la sagesse5 pour briser ensuite les illusions du désir et devenir un arhat, obtenant ainsi les trois sortes de clairvoyance et les six pouvoirs transcendantaux. Ayant ouvert l’œil céleste, il put voir à travers tout le système de mondes majeurs comme si celui-ci se reflétait dans un clair miroir. Son regard pénétrait la terre et il voyait dans les trois mauvaises voies de même que, en posant les yeux sur un étang gelé, nous voyons les poissons au-dessous, éclairés par le soleil du matin. Ainsi, en baissant les yeux, il vit que sa mère se trouvait dans le monde des esprits affamés.
Elle n’avait rien à boire ni à manger. Sa peau était pareille à celle d’un faisan doré que l’on a déplumé ; les os de son dos étaient pareils à des pierres rondes posées l’une sur l’autre. Sa tête était grosse comme un ballon, son cou fin comme un fil, et son ventre était gonflé comme la mer. La bouche ouverte, les mains jointes pour quémander quelque nourriture, elle ressemblait à une sangsue affamée ayant perçu l’odeur d’un être humain. Aucune analogie ne serait assez forte pour décrire cette silhouette famélique regardant fixement le fils qui avait été le sien dans son existence antérieure. On peut imaginer combien cette scène fendit le cœur de Maudgalyayana.
Le moine Shunkan, supérieur du Hosshō-ji, fut exilé sur l’île d’Iōgashima. Nu, les cheveux détachés, le corps maigre et décharné, il errait le long du littoral, ramassant des morceaux d’algues dont il ceignait ses reins ou, repérant un poisson, s’en saisissait de la main droite pour le croquer. C’est alors qu’un jeune qui avait été autrefois à son service vint lui rendre visite sur l’île6. Je me demande qui offrait la vision la plus misérable, ce moine ou la mère de Maudgalyayana ? J’aurais tendance à penser que la mère de Maudgalyayana avait l’air encore plus pitoyable que le moine.
Le vénérable Maudgalyayana fut à ce point submergé de pitié en apercevant sa mère dans cet état qu’il employa aussitôt ses grands pouvoirs transcendantaux pour lui offrir du riz. Sa mère en fut ravie et, saisissant un peu de riz dans sa main droite tout en dissimulant le reste dans la gauche, elle le porta à sa bouche. Qu’advint-il alors ? Le riz se changea en feu et se mit à brûler ! Une flamme jaillit, comme si un paquet de torches avait été allumé et le corps de sa mère se craquela et se consuma.
Voyant cela, Maudgalyayana fut pris de panique et, profondément troublé, il employa ses pouvoirs transcendantaux pour faire jaillir une grande quantité d’eau. Mais l’eau se changea en bûches, le corps de sa mère brûla avec encore plus d’ardeur, et la pitié qu’éprouva Maudgalyayana s’en trouva décuplée.
Réalisant que ses propres pouvoirs transcendantaux ne permettaient pas de remédier à la situation, Maudgalyayana se précipita en un instant auprès du Bouddha auquel il présenta sa requête éplorée.
« Je suis né dans une famille de croyants des enseignements brahmanes, dit-il, mais par la suite je suis devenu disciple du Bouddha. J’ai acquis le rang d’arhat, je me 826suis libéré de la renaissance dans le monde des trois plans7 et j’ai acquis les trois sortes de clairvoyance et les six pouvoirs transcendantaux qui vont de pair avec le statut d’arhat. Mais, alors que j’essaie de sauver ma propre mère des grandes souffrances qui l’accablent, je ne fais que provoquer chez elle une agonie encore plus grande, qui remplit mon cœur de chagrin ! »
Le Bouddha répondit : « Votre mère a commis de graves fautes. Vous n’avez pas à vous seul le pouvoir de remédier à la situation. En fait personne, ni les dieux du ciel, ni les dieux de la terre, ni les démons, ni les brahmanes, ni les maîtres du Dao, ni les quatre rois célestes, ni le dieu Shakra, ni le grand roi Brahma n’ont ce pouvoir. C’est pourquoi, le quinzième jour du septième mois, vous devriez réunir tous les moines sages des dix directions, préparer des offrandes de nourriture et de boisson de cent saveurs différentes, et les leur présenter afin de sauver votre mère des souffrances. »
Maudgalyayana suivit précisément les instructions du Bouddha et, de ce fait, sa mère fut libérée du monde des esprits affamés où elle était vouée à souffrir pendant une période d’un kalpa. Voilà ce qui est dit dans l’écrit connu sous le titre de Sūtra sur la cérémonie pour les défunts. C’est pourquoi, même maintenant, en cette époque de la Fin de la Loi après la disparition du Bouddha, les gens accomplissent cette cérémonie le quinzième jour du septième mois. C’est pour eux la pratique coutumière.
Moi, Nichiren, j’aimerais faire remarquer ceci. Parmi les dix mondes, le vénérable Maudgalyayana appartenait à celui des auditeurs. Il observa les deux cent cinquante préceptes avec la solidité d’un roc, et son respect des trois mille règles de conduite, sans la moindre exception, était aussi parfait que la pleine lune la nuit du quinzième jour. Sa sagesse était comparable au soleil et ses pouvoirs transcendantaux lui permirent d’encercler quatorze fois8 le mont Sumeru pour déplacer cette montagne gigantesque.
Et pourtant, bien qu’il fût un véritable sage, il trouva bien difficile de s’acquitter de sa grande dette envers sa mère, qui avait fait preuve de tant de bonté à son égard. De plus, quand il tenta de s’en acquitter, il ne fit en fait qu’accentuer la souffrance de sa mère.
Par comparaison, les moines d’aujourd’hui observent les deux cent cinquante préceptes en théorie seulement et, en fait, se servent de leur soi-disant observance des préceptes comme moyen pour duper les autres. Ils n’ont pas le moindre pouvoir transcendantal. Une pierre gigantesque accéderait plus facilement aux cieux qu’ils n’accéderaient à de tels pouvoirs. Leur sagesse relève de la même catégorie que celle des bœufs, ne diffère en rien de celle des moutons. Même s’ils se rassemblaient par milliers ou dizaines de milliers, ils ne soulageraient en rien les souffrances de leurs parents défunts.
Si l’on y regarde de près, il apparaît que le vénérable Maudgalyayana ne put sauver sa propre mère de la souffrance parce qu’il avait eu foi dans les enseignements du Hinayana et s’était consacré à l’observance des deux cent cinquante préceptes. Selon le Sūtra de l’enseignement de Vimalakirti, le laïc Vimalakirti critiqua Maudgalyayana en ces termes : « Ceux qui vous font des dons tomberont dans les trois mauvaises voies. » Ce passage signifie que ceux qui font des offrandes au vénérable Maudgalyayana, homme vertueux qui observe les deux cent cinquante préceptes, renaîtront dans l’une des trois mauvaises voies. Cela ne s’applique pas au seul Maudgalyayana mais à tous ses auditeurs et à ceux qui, en cette époque de la Fin de la Loi, accordent la plus grande importance à l’observance des préceptes.
Par comparaison avec le Sūtra du Lotus [qui est le roi des sūtras], ce Sūtra de l’enseignement de Vimalakirti que je viens de 827mentionner n’est qu’un vassal, placé très loin dans la hiérarchie des vassaux. En réalité, le vénérable Maudgalyayana n’avait pas encore atteint la bouddhéité. Puisqu’il n’avait pas encore atteint lui-même la bouddhéité, il lui était très difficile de soulager les souffrances de ses parents. Il lui était donc d’autant plus difficile de le faire pour n’importe qui d’autre !
Plus tard, cependant, en suivant l’enseignement du Sūtra du Lotus qui appelle à renoncer très clairement à se servir des moyens opportuns9, le vénérable Maudgalyayana rejeta sur-le-champ les deux cent cinquante préceptes de l’enseignement du Hinayana et récita Nam-myōhō-renge-kyō. Avec le temps, Maudgalyayana atteignit la bouddhéité sous le nom de bouddha Tamalapattra Parfum-de-Bois-de-Santal. À ce moment-là, son père et sa mère atteignirent eux aussi la bouddhéité. C’est pourquoi il est dit dans le Sūtra du Lotus : « Nos vœux seront comblés et les attentes de la multitude seront également satisfaites10. »
Maudgalyayana avait hérité son corps physique de ses parents. C’est pourquoi quand celui-ci atteignit la bouddhéité, les corps de ses père et mère atteignirent également la bouddhéité.
Par voie d’analogie, considérons le cas de Taira no Kiyomori, gouverneur d’Aki, qui vécut à l’époque du quatre-vingt-unième souverain du Japon, l’empereur Antoku. Menant bataille après bataille, Kiyomori renversa les ennemis du pays et, avec le temps, progressa jusqu’au poste le plus élevé du gouvernement, celui de grand ministre d’État. L’empereur Antoku était son petit-fils. Tous les membres de son clan furent autorisés à entrer au palais et se virent attribuer des positions de grande importance. Kiyomori tenait tout le Japon, avec ses soixante-six provinces et ses deux îles lointaines11 dans la paume de sa main, et les gens s’inclinaient devant lui, comme les plantes et les arbres plient devant un grand vent.
Mais, devenu arrogant et bouffi d’orgueil, il en vint à mépriser les dieux et les bouddhas et voulut soumettre les prêtres shintō et les moines bouddhistes. Il éveilla de ce fait l’hostilité des moines du mont Hiei et des sept temples majeurs de Nara. Le vingt-deuxième jour du douzième mois de la quatrième année de l’ère Jishō [1180], il fit incendier deux des sept temples, le Tōdai-ji et le Kōfuku-ji.
La rétribution pour cette faute grave s’abattit bientôt sur la personne du grand ministre d’État qui était moine séculier. L’année suivante, lors de la première année de l’ère Yōwa, le quatrième jour du deuxième mois intercalaire [ayant contracté la fièvre], il se mit à brûler comme un morceau de charbon, son corps tenant lieu de combustible et son visage émettant des flammes. Finalement, du feu jaillit de son corps et il périt dans la chaleur.
Les résultats de sa grave faute retombèrent alors sur son deuxième fils, Munemori. On pensait que Munemori avait fait naufrage dans la mer de l’ouest [lors de la bataille de Dannoura], mais il réapparut à l’horizon, et là, il fut capturé, ligoté et contraint de s’agenouiller en présence du général de la droite, Minamoto no Yoritomo.
Entretemps, le troisième fils de Kiyomori, Tomomori, se jeta dans la mer où il devint un excrément de poisson. Et son quatrième fils, Shigehira12, fut fait prisonnier et ligoté et, après avoir été traîné d’abord dans Kyōto puis dans Kamakura, fut finalement remis aux [responsables] des sept temples majeurs de Nara. Une foule de cent mille croyants de ces temples se rassemblèrent à Nara et, prétendant que Shigehira était l’ennemi de leur bouddha, le transpercèrent de coups de sabre.
Le plus grand de tous les maux génère des conséquences qui non seulement affectent ceux qui le perpétuent en personne mais s’étendent à leurs fils, petits-fils, et ainsi de suite, jusqu’à la septième 828génération. Cela vaut aussi pour le plus grand de tous les biens.
Le vénérable Maudgalyayana mit sa foi dans le Sūtra du Lotus, ce qui correspond au plus grand bien qui soit, et de ce fait non seulement il atteignit effectivement la bouddhéité mais son père et sa mère l’atteignirent également. Et, aussi étonnant que cela paraisse, tous les pères et mères des sept générations précédentes et des sept générations suivantes, voire d’innombrables vies antérieures et ultérieures, purent devenir bouddha. De plus, tous leurs enfants, avec leurs épouses ou leurs maris, leurs serviteurs, leurs donateurs, et les innombrables autres personnes purent échapper aux trois mauvaises voies et atteignirent tous la première étape de sécurité, puis la bouddhéité, étape de l’illumination parfaite.
C’est pourquoi on dit dans le troisième volume du Sūtra du Lotus : « Nous vous supplions pour que les mérites obtenus grâce à ces offrandes s’étendent au loin et à chacun, afin que les autres êtres vivants et nous-mêmes puissions parvenir ensemble à la Voie du Bouddha13. »
En ayant tout cela à l’esprit, je remarque que vous avez un petit-fils, Jibu-bō, qui est moine bouddhiste. Ce moine ne garde pas les préceptes et manque de sagesse. Il n’observe pas un seul des deux cent cinquante préceptes, ni une seule des trois mille règles de conduite. Par son manque de sagesse, il se ravale au même rang que les bœufs et les chevaux et, par son incapacité à observer les règles de conduite, il ressemble à un singe. Mais il révère le bouddha Shakyamuni et met sa foi dans l’enseignement du Sūtra du Lotus. Il est donc comme un serpent qui saisit un joyau dans sa gueule ou comme un dragon qui porte des reliques sacrées sur sa tête14. En s’enroulant autour d’un pin, la glycine peut s’élever très haut dans les airs ; et une grue, parce qu’elle peut compter sur ses ailes, est capable de parcourir dix mille ri. Ce ne sont pas leurs seules forces qui leur permettent d’y parvenir.
Cela vaut aussi pour le moine Jibu-bō. Semblable à la glycine, parce qu’il s’accroche au pin qu’est le Sūtra du Lotus, il peut escalader la montagne de l’illumination parfaite. En s’appuyant sur les ailes du Véhicule Unique, il peut s’élever dans le ciel de la lumière paisible. Avec de pareilles ailes, il sera un moine qui apportera le réconfort à ses parents ainsi qu’à son grand-père et à sa grand-mère, mais aussi à tous les membres de sa famille jusqu’à la septième génération.
Quelle femme comblée vous êtes d’avoir pour petit-fils un si beau joyau ! La fille du roi-dragon offrit le joyau qu’elle possédait et acquit ainsi la bouddhéité15. Vous avez fait don de votre petit-fils pour en faire un pratiquant du Sūtra du Lotus, et cela vous mènera à l’illumination.
Je suis si pressé par des problèmes divers que je ne peux pas vous donner plus de détails pour l’instant. Je vous écrirai de nouveau en une autre occasion.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le treizième jour du septième mois
Réponse à la grand-mère de Jibu-bō
Notes
1. Cérémonie bouddhique destinée au repos des défunts. Cette sorte de cérémonie a lieu chaque année, généralement le quinzième jour du septième mois.
2. Fonctionnaires de la Cour impériale, chargés de protéger la famille impériale et d’aider le régent à administrer les affaires de l’État.
3. Kissen Shishi et Shōdai-nyo sont les noms de ce couple en japonais. On ignore leurs noms en sanskrit.
4. Les quatre écrits principaux du védisme qui, au temps du Bouddha, demeuraient importants dans de nombreuses traditions non bouddhiques.
5. Il s’agit de la première des quatre étapes de l’illumination du Hinayana que les auditeurs cherchent à atteindre.
6. Shunkan (décédé en 1179) était un moine de l’école Tendai. En 1177, il contribua à fomenter 829une intrigue pour renverser Taira no Kiyomori, qui exerçait le contrôle militaire sur la capitale. Le complot fut cependant découvert et Shunkan fut banni à Iōgashima, île située au sud de Kyūshū, où il mourut. Selon Le Dit des Heike, durant la troisième année de l’exil de Shunkan, un jeune homme appelé Ariō, qui l’avait servi depuis l’enfance, vint sur l’île où son maître était exilé pour lui rendre visite.
7. Le monde des êtres ignorants qui transmigrent au sein des six voies de l’existence. Voir glossaire.
8. Tiantai cite une phrase similaire tirée d’une traduction chinoise du Recueil des sūtras Agama traitant de certains éléments doctrinaux par « un et plus » (pali, Anguttara Nikaya), dans son Commentaire textuel du Sūtra du Lotus.
9. Sūtra du Lotus, chap. 2.
10. Ibid., chap. 9.
11. Les deux îles lointaines sont, en l’occurrence, celles d’Iki et de Tsushima, au large de Kyūshū.
12. Taira no Shigehira (1156-1185). En 1180, suivant l’ordre de son père, Taira no Kiyomori, il attaqua les moines de Nara et brûla le Tōdai-ji et le Kōfuku-ji. Cependant, en 1184, lors de la bataille d’Ichinotani, Shigehira fut capturé par les forces de Minamoto et remis aux moines de Nara qui le firent décapiter.
13. Sūtra du Lotus, chap. 7.
14. Le seigneur de Wei, en Chine, se trouva un jour devant un grand serpent blessé. Il appliqua un médicament sur sa blessure et le serpent revint plus tard vers lui avec un joyau dans la gueule à titre de récompense. Mention est faite de cette histoire dans la lettre adressée par Cao Zhi (192-232) à Yang Dezu, laquelle se trouve dans l’Anthologie littéraire. On ignore la source de la référence au dragon.
15. Cette description apparaît dans le chapitre “Devadatta” du Sūtra du Lotus. La fille du roi-dragon possédait un joyau extrêmement précieux qu’elle offrit au Bouddha.