Points de repère
Le vingt-huitième jour du dixième mois de 1271, Nichiren arriva sur l’île de Sado. Le premier jour du onzième mois, il fut conduit à Tsukahara, un champ abandonné utilisé comme cimetière qui devait être son lieu de résidence à Sado. On lui donna pour logement une petite salle de méditation délabrée (Sammai-dō). Le vent et la neige s’infiltraient à travers les trous béants dans les murs et le plafond. À cause, peut-être, des privations de nourriture et du délabrement de son abri, Nichiren ne tarda pas à renvoyer sur l’île principale une partie des moines qui l’avaient accompagné. Juste avant leur départ, il écrivit cette lettre et la leur confia pour qu’ils la remettent à son fidèle disciple, Toki Jōnin. On pense que c’est la première lettre qu’il écrivit de l’île de Sado.
Alors que Nichiren était en exil à Sado, il comptait sur Toki pour envoyer des messages d’encouragement aux croyants de la région de Shimo’usa. Cette lettre indique notamment qu’il avait aussi demandé à Toki de veiller sur ses livres et ses papiers en son absence.
Dans la lettre, il exprime qu’il est prêt à mourir si nécessaire pour la cause du Sūtra du Lotus et dit sa joie de savoir qu’il est le pratiquant de ce Sūtra. Il déclare aussi que la Loi suprême qui n’a jamais été révélée par aucun des grands maîtres bouddhistes du passé fait maintenant son apparition. Il interprète le grand tremblement de terre de l’ère Shōka en 1257 comme un présage de son avènement et cite divers passages du Sūtra du Lotus et d’autres sources pour étayer son affirmation selon laquelle, en ce début de l’époque de la Fin de la Loi, le temps est venu de propager cette grande Loi.
Dans les toutes dernières lignes de la lettre, Nichiren explique que, la vie en ce monde étant transitoire, il faut se consacrer à la Loi. Plutôt que de se contenter de satisfactions volatiles, notre but ultime devrait être d’atteindre « la Terre de bouddha » ou l’illumination ; cet état de joie illimitée où l’on s’éveille à la vérité éternelle de notre vie.
Nous voici désormais dans la dernière partie du onzième mois. Quand je vivais à Kamakura, à Sagami, je croyais le changement des saisons identique dans toutes les provinces mais, durant les deux mois écoulés depuis mon arrivée en cette province septentrionale de Sado, des vents glacés ont soufflé sans interruption, et bien qu’il y eût des moments où gel et neige marquaient une pause, je n’ai jamais vu la lumière du soleil. Je sais maintenant d’expérience ce que sont les huit enfers froids. Le cœur des êtres humains est comparable à celui des rapaces et des bêtes sauvages ; ils ne reconnaissent ni souverain, ni maître, ni 214parent. Ils font encore moins la distinction entre ce qui est correct et incorrect dans les enseignements bouddhiques, ou entre les bons et les mauvais maîtres. Mais je ne m’étendrai pas sur ce sujet.
Quand j’ai renvoyé de Teradomari le moine séculier que vous aviez chargé de m’accompagner, le dixième jour du dixième mois, j’ai écrit à votre attention certains enseignements et les lui ai confiés1. Comme vous l’avez sans doute deviné, [l’avènement de la grande Loi] est déjà là, devant nos yeux. Durant les quelque deux mille deux cents ans [qui se sont écoulés], en Inde, en Chine, au Japon et dans tout le Jambudvipa, depuis la disparition du Bouddha, [comme l’a déclaré le Grand Maître Tiantai] : « Vasubandhu et Nagarjuna ont clairement perçu la vérité dans leur cœur, mais ils ne l’ont pas enseignée. Ils ont au contraire exposé les enseignements provisoires du Mahayana qui convenaient à l’époque2. » Tiantai et Dengyō ont énoncé des généralités [au sujet de cette vérité], mais ils ont laissé sa propagation pour plus tard. Et la Loi secrète qui est l’unique grande raison de l’apparition des bouddhas va se répandre pour la première fois dans ce pays. Comment Nichiren pourrait-il ne pas être celui qui accomplit cette tâche ?
Les signes de l’émergence de cette Loi sont déjà là. Le grand tremblement de terre de l’ère Shōka était un présage majeur tel qu’on n’en avait jamais vu dans les âges antérieurs, totalement sans précédent au cours des douze règnes des divinités3, des quatre-vingt-dix règnes de souverains humains4 et des deux mille deux cents ans écoulés depuis la disparition du Bouddha. Il est dit dans le chapitre “Les pouvoirs transcendantaux de l’Ainsi-Venu” : « Comme après la disparition du Bouddha, il se trouvera des gens pour garder ce Sūtra, les bouddhas se réjouissent grandement et déploient d’immenses pouvoirs transcendantaux5. » Il y est aussi fait allusion à « toutes les doctrines détenues par l’Ainsi-Venu ». Une fois cette grande Loi propagée, je suis convaincu que ni les enseignements antérieurs au Sūtra du Lotus, ni l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus n’apporteront le moindre bienfait. Comme l’a dit le Grand Maître Dengyō, quand le soleil se lève, les étoiles se cachent6.
Et on lit dans la préface rédigée par Zunshi qu’au début de l’époque de la Fin de la Loi [la Loi bouddhique s’élèvera à l’est et] illuminera l’ouest. La Loi est déjà apparue. Les signes annonçant sa venue dépassent de loin ceux des âges antérieurs. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que c’était inscrit dans le temps. Il est dit dans le Sūtra : « [Parmi ces bodhisattvas] se trouvaient quatre guides. Le premier s’appelait Pratiques-Supérieures (...)7. » On lit aussi : « À l’époque mauvaise de la Fin de la Loi, si quelqu’un peut préserver ce Sūtra (...) » et : « S’il vous fallait saisir le mont Sumeru et le faire s’envoler [cela non plus ne serait pas difficile]8. »
J’aimerais que vous réunissiez et gardiez ensemble les cinq carnets dépliants dont je vous ai parlé. Ils contiennent des passages essentiels du recueil complet des écrits et du Traité de la grande perfection de sagesse. Veillez à ce que les passages essentiels des traités et commentaires ne soient pas dispersés et perdus. Et dites bien aux jeunes moines de ne pas négliger leurs études.
Vous ne devez absolument pas vous affliger à cause de mon exil. Il est dit dans le chapitre “Exhortation à la persévérance” et dans le chapitre “[Le bodhisattva] Jamais-Méprisant” [que le pratiquant du Sūtra du Lotus rencontrera des persécutions]. La vie est limitée ; nous ne devons pas la donner à contrecœur. En définitive, le but auquel nous devons aspirer est la Terre de bouddha.
Nichiren
Le vingt-troisième jour du onzième mois de la huitième année de Bun’ei [1271]
215Réponse au moine séculier Toki
Je renvoie une partie des jeunes moines. Vous pourrez leur demander à quoi ressemble cette province et dans quelles conditions je vis. Il est impossible de décrire tout cela par écrit.
Notes
1. C’est là une allusion à Lettre de Teradomari que Nichiren envoya à Toki Jōnin le vingt-deuxième jour du dixième mois de 1271.
2. La Grande Concentration et Pénétration.
3. Les douze règnes des divinités désignent les sept règnes des divinités célestes et les cinq règnes des divinités terrestres qui ont, dit-on, gouverné le Japon avant l’empereur Jimmu, premier souverain humain selon la légende.
4. Les quatre-vingt-dix règnes des souverains humains concernent les empereurs successifs, depuis le premier souverain légendaire, l’empereur Jimmu (660-585 avant notre ère, selon les Chroniques du Japon) jusqu’au quatre-vingt-dixième empereur, Kameyama (1259-1274).
5. Sūtra du Lotus, chap. 21.
6. Dans le Récit sous forme versifiée de la lignée de l’école du Lotus Tendai, le Grand Maître Dengyō utilise le soleil pour représenter le Sūtra du Lotus et les étoiles pour représenter les enseignements provisoires. Ici, Nichiren utilise le soleil pour représenter la Loi de Nam-myōhō-renge-kyō, et les étoiles pour représenter à la fois les enseignements provisoires et l’enseignement théorique du Sūtra du Lotus.
7. Sūtra du Lotus, chap. 15.
8. Ibid., chap. 11.