Points de repère
Le huitième mois de 1260, furieux que Nichiren ait réfuté les enseignements de l’école de la Terre pure dans son traité Sur l’établissement de l’enseignement correct pour la paix dans le pays, un groupe d’adeptes du Nembutsu attaquèrent sa résidence à Nagoe, dans Kamakura. Nichiren s’échappa de justesse et se rendit au domicile de son fidèle disciple Toki Jōnin, dans la province de Shimo’usa. Cependant, au printemps 1261, il revint à Kamakura et reprit ses efforts de propagation.
Le douzième jour du cinquième mois de 1261, sans aucune enquête officielle, le gouvernement condamna Nichiren à l’exil dans la province d’Izu, place-forte de l’école de la Terre pure. Nichiren fut conduit à Kawana, petit village de pêcheurs sur la côte nord-est de la péninsule d’Izu. Là, un pêcheur nommé Funamori Yasaburō et son épouse lui offrirent gîte et couvert ; et tous deux devinrent des disciples fidèles. Itō Sukemitsu, intendant de la région d’Itō, à Izu, fut informé de la présence de Nichiren un mois après son arrivée et lui intima l’ordre d’offrir des prières pour sa guérison, car il était gravement malade. Sukemitsu recouvra la santé et devint, dit-on, lui aussi disciple de Nichiren. Yasaburō et son épouse s’inquiétèrent également de la sécurité de Nichiren quand il se rendit à Itō afin de prier pour la santé de l’intendant. Yasaburō lui envoya alors un messager avec diverses offrandes. L’exil à Izu (Lettre adressée à Funamori Yasaburō) est la réponse de Nichiren. Son exil s’acheva le vingt-deuxième jour du deuxième mois de 1263 et il retourna à Kamakura.
J’ai reçu les boulettes de riz enveloppées dans des feuilles de bambou, le saké, le riz séché, le poivre japonais, le papier et les autres présents transmis par le messager que vous vous êtes donné la peine de m’envoyer. Il m’a aussi fait part de votre message demandant que ces offrandes soient gardées secrètes. Je comprends.
Quand, le douzième jour du cinquième mois, condamné à l’exil, je suis parvenu à ce port dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, et alors que j’étais encore souffrant après ma descente de bateau, vous avez eu la bonté de me prendre sous votre protection. Quel karma nous a réunis ? Est-ce parce que dans le passé vous étiez un pratiquant du Sūtra du Lotus qu’aujourd’hui, en cette époque de la Fin de la Loi, vous avez pu renaître en tant que Funamori no Yasaburō et prendre pitié de moi ? Si un homme peut agir ainsi, qu’une femme, votre épouse, m’ait [aussi] donné de la nourriture, apporté de l’eau pour me laver les mains et les pieds et m’ait manifesté tant d’intérêt, voilà qui ne peut qu’être qualifié de merveilleux.
36Qu’est-ce qui vous a conduit à croire, dans votre for intérieur, dans le Sūtra du Lotus et à me faire des offrandes durant les quelque trente jours de mon séjour ici ? L’intendant et les gens de la région ont manifesté à mon égard encore plus de haine et de ressentiment que les habitants de Kamakura. Leur regard exprimait la malveillance et la simple mention de mon nom les remplissait d’animosité. Nous étions alors dans le cinquième mois [de l’année], quand le riz est rare, et vous m’avez pourtant secrètement nourri. Mes parents seraient-ils réapparus en un lieu appelé Kawana, à Itō, dans la province d’Izu ?
Il est dit dans le quatrième volume du Sūtra du Lotus : « [J’enverrai] des hommes et des femmes à la foi pure faire des offrandes aux maîtres de la Loi1. » Ce passage du Sūtra signifie que les divinités célestes et les divinités bienveillantes emprunteront des formes diverses, notamment celles d’hommes et de femmes, et présenteront des offrandes pour aider les personnes qui pratiquent le Sūtra du Lotus. Il ne fait aucun doute qu’il est ici question de vous-même et de votre épouse, nés en tant qu’homme et femme, et qui faites des offrandes à Nichiren, le Maître de la Loi.
Étant déjà entré dans les détails lors d’un courrier précédent2, je serai bref cette fois-ci. Mais j’aimerais tout de même préciser un point. Quand l’intendant de cette région m’a sollicité afin que je prie pour sa guérison, je me suis demandé s’il fallait accepter. Mais, puisqu’il témoignait d’une certaine confiance à mon égard, j’ai décidé d’invoquer le Sūtra du Lotus. Je ne voyais cette fois aucune raison pour que les dix filles rakshasa ne joignent pas leurs forces aux miennes pour me venir en aide. Je me suis donc adressé au Sūtra du Lotus, à Shakyamuni, à Maints-Trésors [Tahō], et aux bouddhas des dix directions ainsi qu’à la Grande Déesse du Soleil [Amaterasu], à Hachiman, et aux autres divinités, majeures aussi bien que mineures. J’étais sûr qu’ils prendraient ma demande en considération et se manifesteraient d’une façon ou d’une autre. Ils ne m’abandonneraient certainement pas mais me répondraient avec l’attention que l’on met à soigner une plaie ou à soulager une démangeaison. Et, en effet, l’intendant recouvra la santé. En signe de gratitude, il m’offrit une statue du Bouddha qui avait été trouvée dans la mer lors d’une pêche. Il fit cela parce qu’il avait finalement surmonté sa maladie, laquelle, j’en suis sûr, lui avait été infligée par les dix filles rakshasa. Ce bienfait aussi deviendra à coup sûr le vôtre et celui de votre épouse.
Nous, êtres vivants, résidons dans l’océan des naissances et des morts depuis le temps sans commencement. Mais en devenant des pratiquants du Sūtra du Lotus nous réalisons que notre corps et notre esprit, qui existent depuis le temps sans commencement, sont doués d’une nature inhérente, éternelle et immuable ; nous nous éveillons à notre réalité merveilleuse grâce à notre sagesse merveilleuse ; et nous acquérons le Corps du Bouddha, aussi indestructible qu’un diamant. Comment pourrions-nous alors être différents du Bouddha lui-même ? Le bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements, qui a déclaré voici déjà des kalpa et des kalpa de particules de poussières d’innombrables systèmes de mondes majeurs : « Je suis la seule personne [qui puisse sauver et protéger les autres]3 », Shakyamuni donc est semblable aux êtres vivants que nous sommes. Tel est, dans le Sūtra du Lotus, l’enseignement des trois mille mondes en un instant de vie et voilà ce que signifie concrètement « Je suis toujours ici à prêcher la Loi4 ». Mais aussi admirables que soient le Sūtra du Lotus et le bouddha Shakyamuni, les hommes du commun n’ont pas conscience de leur existence. C’est ce qu’indique le passage suivant du chapitre “La durée de la vie de l’Ainsi-Venu” : « Je fais en sorte que, dans leur égarement, les êtres vivants ne me distinguent pas, même lorsque 37je suis tout près d’eux5. » L’écart entre illusion et illumination est comparable à l’écart qui existe entre les quatre façons de regarder le bosquet d’arbres sala6.
L’expression « Bouddha des trois mille mondes en un instant de vie » signifie que le monde des phénomènes dans son intégralité parvient à la bouddhéité.
Le démon qui apparut devant le garçon Montagnes-Neigeuses était Shakra déguisé. La colombe qui rechercha la protection du roi Shibi était le dieu Vishvakarman. Le roi Clarté-Universelle, qui retourna au palais du roi Pied-Taché [pour être exécuté], était le bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements. Si les yeux des gens ordinaires ne peuvent voir cela, les yeux du Bouddha y parviennent. On lit dans le passage d’un sūtra qu’il existe des voies dans le ciel et la mer où circulent les oiseaux et les poissons. Une statue en bois [du Bouddha] est en soi un bouddha en or et un bouddha en or est une statue en bois. L’or apparut d’abord à Aniruddha sous la forme d’un lièvre, puis sous celle d’un cadavre7. Dans le creux de la main de Mahanama, même le sable se changeait en or8. Ces phénomènes sont au-delà de la compréhension ordinaire. Un homme du commun est un bouddha et un bouddha un homme du commun. C’est ce qu’il faut entendre par trois mille mondes en un instant de vie et par l’expression « Depuis que j’ai atteint la bouddhéité [un nombre incalculable de kalpa s’est écoulé]9 ».
Il est donc possible que l’Honoré du monde à la Grande Illumination, seigneur des enseignements, soit réapparu pour me venir en aide, en devenant vous-même et votre épouse. Bien qu’Itō et Kawana soient proches, nos cœurs sont maintenus à distance. J’écris cette lettre en me tournant vers l’avenir. N’en discutez pas avec d’autres, mais réfléchissez-y vous-même. Si l’on soupçonnait son existence, cela pourrait vous nuire. Gravez cela profondément dans votre cœur et n’en parlez jamais. Avec ma plus profonde considération. Nam-myōhō-renge-kyō.
Nichiren
Le vingt-septième jour du sixième mois de la première année de Kōchō [1261]
Envoyé à Funamori Yasaburō
Notes
1. Sūtra du Lotus, chap. 10.
2. On n’a pas d’éléments concernant la lettre antérieure dont il est ici question ; seule la lettre L’exil à Izu nous est parvenue.
3. Sūtra du Lotus, chap. 3.
4. Ibid., chap. 16.
5. Ibid.
6. Shakyamuni a disparu après avoir exposé son dernier enseignement, le Sūtra du Nirvana, dans un bosquet d’arbres sala. Le Sūtra sur la résolution des doutes concernant l’époque de la Loi formelle décrit le bosquet d’arbres sala de quatre façons différentes : (1) un bosquet composé de terre, d’arbres, de plantes et de murets de pierres ; (2) un lieu orné des sept sortes de trésors, notamment l’or et l’argent ; (3) un lieu où tous les bouddhas pratiquent le dharma ; et (4) la terre éternelle et illuminée du Bouddha. Ces différentes façons de voir viennent des capacités et des divers états de vie des êtres.
7. Aniruddha était l’un des dix disciples majeurs du Bouddha, réputé être le premier en matière de perception divine. Cette histoire est rapportée dans le Commentaire textuel du Sūtra du Lotus. Il y a longtemps, un pratyekabuddha nominé Rida se livrait à la pratique de la mendicité, sans jamais rien obtenir. Voyant cela, un homme pauvre lui offrit du millet. Plus tard, quand l’homme pauvre partit rechercher davantage de millet, un lièvre bondit sur son dos avant de se changer en cadavre. Effrayé, l’homme tenta de s’en débarrasser, mais en vain. Cependant, dès qu’il revint chez lui, le cadavre se détacha et se changea en or. Apprenant cela, des hommes mauvais projetèrent de venir le lui dérober mais ils n’aperçurent qu’un cadavre. Aux yeux de l’homme pauvre, cependant, c’était de l’or authentique et il devint riche. Quatre-vingt-onze kalpa plus tard, il naquit sous la forme d’Aniruddha.
8. Mahanama était l’un des cinq moines auxquels le père de Shakyamuni, le roi 38Shuddhodana, demanda d’accompagner son fils quand ce dernier abandonna le monde séculier pour entrer dans la vie religieuse. Ces cinq moines suivirent Shakyamuni et pratiquèrent l’ascèse avec lui, mais le quittèrent quand il renonça à cette voie. Cependant, peu après avoir atteint l’illumination, Shakyamuni prononça devant eux son premier sermon au parc des Gazelles et ils devinrent ses premiers disciples. Selon les sūtras Agama, on dit que Mahanama possédait des pouvoirs occultes. L’histoire du « sable se changeant en or dans la paume de la main » apparaît dans une note ajoutée par Congyi aux trois œuvres majeures de Tiantai.
9. Sūtra du Lotus, chap. 16. À ce propos, Nichiren déclare dans « Les enseignements oraux » que « je » désigne ici tous les êtres humains dans chacun des dix états, ce qui signifie que les êtres humains dans les dix états sont tous des bouddhas éternellement dotés des Trois Corps.