Points de repère
Cette lettre s’adresse à Toki Jōnin, un disciple érudit et fervent qui habitait dans la province de Shimo’usa. Nichiren y souligne l’extrême gravité de la faute qui consiste à s’opposer à la Loi, ainsi que l’importance d’adopter l’enseignement bouddhique suprême. La lettre est datée simplement du vingt-troisième jour du huitième mois et, bien que l’on pense généralement qu’elle a été écrite lors de la première année de Kenji (1275) au mont Minobu, il n’y a aucune certitude en la matière. Selon d’autres hypothèses, cette lettre aurait aussi pu être écrite en 1276, voire en 1273, alors que Nichiren se trouvait encore à Sado.
Dans l’enseignement de Nichiren, plutôt que l’adhésion à un code de conduite spécifique, c’est l’attitude fondamentale envers la Loi merveilleuse, ou réalité ultime, qui détermine le bonheur ou le malheur dans la vie. Une personne qui cherche la vérité ultime en elle-même et s’y éveille atteindra l’illumination, alors que celui qui demeure dans l’ignorance, voire dans l’opposition à la Loi, restera enchaîné à la souffrance. C’est pourquoi Nichiren met l’accent sur l’engagement exclusif en faveur du Sūtra du Lotus, qui enseigne l’atteinte directe de la bouddhéité pour tous les êtres humains.
Dans la dernière partie de cette lettre, Nichiren soulève une question qui avait traversé l’esprit de nombreuses personnes : sur quoi s’appuie-t-il pour oser critiquer des maîtres aussi éminents que Kōbō, Jikaku et Chishō ? Mais, au lieu de répondre directement à cette question, il dit simplement : « Vous feriez mieux d’écourter votre sommeil la nuit et de limiter vos loisirs le jour pour méditer sur cette question ! » Ce passage, qui donne son titre à cette lettre, suggère que la tâche la plus importante, dans l’existence d’un être humain, consiste à rechercher et à garder l’enseignement correct menant à l’illumination.
Il est dit dans le deuxième volume du Sūtra du Lotus de la Loi merveilleuse : « Si quelqu’un n’y accorde pas foi et au contraire dénigre ce Sūtra (...) ou méprise, hait, jalouse ou conçoit de la rancune en voyant ceux qui le lisent, le récitent, le copient ou en font l’éloge (...) lorsque sa vie s’achèvera, il se retrouvera dans l’enfer Avīci (...) et ce cycle se répétera pendant des kalpa et des kalpa1. » On lit dans le septième volume : « Mille kalpa durant, ils ont subi de grandes souffrances dans l’enfer Avīci2. » Il est question dans le troisième volume de [ceux qui errent dans les mauvaises voies pendant] des kalpa de particules de poussière de systèmes de mondes majeurs et, dans le sixième volume, de [ceux qui furent submergés dans le monde de la souffrance] pendant des 625kalpa et des kalpa de particules de poussière d’innombrables systèmes de mondes majeurs. Il est dit dans le Sūtra du Nirvana : « Même si vous êtes tué par un éléphant furieux, vous ne tomberez pas dans les trois mauvaises voies. Mais si vous êtes tué par un ami de mal3, il est certain que vous y tomberez. »
On lit dans le Traité sur le véhicule du trésor de la bouddhéité du bodhisattva Saramati : « Ceux qui sont ignorants et incapables de croire dans l’enseignement correct, qui soutiennent des positions erronées et sont arrogants, souffrent de ces obstacles en rétribution de leurs oppositions à la Loi dans les existences précédentes. Ils s’attachent à des doctrines incomplètes et tiennent à recevoir des offrandes et à être traités avec déférence. Ils ne reconnaissent que les fausses doctrines, s’éloignent des amis de bien4, se rapprochent et se lient aux ennemis de la Loi qui se délectent dans l’attachement aux enseignements du Petit Véhicule et ne croient pas dans le Grand Véhicule. C’est pourquoi ils calomnient la Loi de tous les bouddhas.
« Une personne sage ne devrait craindre ni les jalousies, ni les serpents, ni les incendies criminels, ni le dieu Indra, ni le grondement du tonnerre, ni les attaques à coups de sabre et de bâton, ni les bêtes sauvages comme les tigres, les loups et les lions. Tout cela peut en effet détruire notre vie mais non nous faire tomber dans l’enfer Avīci, ce qui est vraiment effrayant. Mais la personne sage devrait craindre l’opposition à la Loi ainsi que les amis de mal qui s’opposent à la Loi, car ceux-ci la feront certainement tomber dans le terrifiant enfer Avīci. On peut se lier d’amitié avec un ami de mal, faire couler intentionnellement le sang du Bouddha, tuer ses propres parents, ôter la vie à de nombreux sages, briser l’unité de la Communauté bouddhiste et détruire en soi toutes les racines de bien mais, si l’on fixe son esprit sur l’enseignement correct, on peut se libérer de l’enfer. Cependant, si quelqu’un s’oppose à l’enseignement d’une profondeur inconcevable, il ne pourra pas atteindre l’illumination avant d’innombrables kalpa. En revanche, si quelqu’un peut amener les autres à s’éveiller et à avoir foi dans un enseignement tel que celui-ci, alors il est leur père et leur mère, ainsi que leur ami de bien. C’est une personne sage. Après la disparition de l’Ainsi-Venu, elle corrigera les opinions fausses et les positions erronées et permettra aux autres d’entrer sur la voie correcte. Elle a donc une foi pure dans les Trois Trésors, et ses actes vertueux mènent les autres à l’illumination. »
Le bodhisattva Nagarjuna déclare dans son Traité sur l’esprit aspirant à l’illumination : « L’Honoré du monde a exposé les cinq actes5 qui mènent à l’Enfer aux souffrances incessantes. (...) Mais si, alors que l’on doit encore comprendre l’enseignement profond, on reste attaché [aux enseignements inférieurs, en affirmant que l’enseignement profond n’est pas celui du Bouddha], alors les transgressions accumulées du fait des cinq actes précédemment cités ne représenteraient même pas un centième de la faute [ainsi commise]. »
Un sage, même s’il se trouve en sécurité, anticipe le danger. Un insensé, tout en résidant au cœur du danger, croit sa sécurité garantie. Un grand feu redoute une simple petite quantité d’eau, et il suffit d’un petit oiseau pour briser les branches d’un grand arbre. Ce que redoute un sage, c’est l’opposition au Grand Véhicule. C’est pour cela que le bodhisattva Vasubandhu se déclara prêt à se couper la langue6, que le bodhisattva Ashvaghosha supplia qu’on le décapite7 et que le Grand Maître Jizang fit un pont de son propre corps8.
Le Maître des Trois Corbeilles Xuanzang se rendit jusqu’à la terre sacrée de l’Inde pour découvrir [quel enseignement représentait la vérité], le Maître des Trois Corbeilles Bukong retourna lui aussi en Inde pour éclaircir ses doutes9 et le Grand Maître Dengyō alla chercher des confirmations en Chine. Ces hommes n’agirent-ils 626pas ainsi afin de protéger le véritable sens des sūtras et des traités ?
Dans le Japon d’aujourd’hui, en cette époque de la Fin de la Loi, parmi les quatre sortes de croyants des huit écoles et des écoles du Zen et de la Terre pure, depuis l’empereur et l’empereur retiré jusqu’à leurs vassaux et aux gens ordinaires, il n’y a pas un seul être humain qui ne soit ou disciple de l’un des trois Grands Maîtres Kōbō, Jikaku et Chishō, ou un laïc qui les soutient. Ennin, également connu sous le nom de Grand Maître Jikaku, a déclaré : « [Même si le Sūtra de la Guirlande de fleurs et d’autres sūtras sont qualifiés d’“ésotériques”, ils n’exposent pas entièrement l’enseignement secret de l’Ainsi-Venu] ; c’est pourquoi ils diffèrent [des enseignements du Shingon]10. » Enchin, également connu sous le nom de Grand Maître Chishō, a dit : « Par comparaison avec le Sūtra de Mahavairochana, le Sūtra de la Guirlande de fleurs et le Sūtra du Lotus ne sont que théories puériles11. » Kūkai, le Grand Maître Kōbō, déclara : « [Chaque véhicule se présente comme le véhicule de la bouddhéité mais,] quand on les examine à partir d’une étape ultérieure, il apparaît qu’il ne s’agit que de “simples théories puériles”12. »
Ainsi, ces trois Grands Maîtres affirmèrent tous que, si le Sūtra du Lotus est le plus important de tous les sūtras que le bouddha Shakyamuni « a prêchés, prêche ou prêchera », par comparaison avec le Sūtra de Mahavairochana13, sa doctrine semble puérile. Une personne de bon sens devrait-elle accorder le moindre crédit à cette assertion ? Les Japonais d’aujourd’hui devraient redouter les moines de haut rang qui gardent les préceptes tout en professant des visions erronées cent, ou mille, ou dix mille, ou un million de fois plus qu’[ils ne redoutent] des éléphants furieux, des chevaux hargneux, des taureaux féroces, des chiens sauvages, des serpents venimeux, des épines empoisonnées, des promontoires périlleux, des falaises escarpées, des crues, des hommes mauvais, des pays mauvais, des villes mauvaises, des maisons mauvaises, des épouses mauvaises, des enfants méchants et des serviteurs malveillants.
Question : Voulez-vous suggérer que les trois grands maîtres précédemment mentionnés étaient des opposants à la Loi ? Enchō, le Grand Maître Jakkō, le deuxième grand patriarche du mont Hiei ; le Grand Maître Kōjō, surintendant du temple ; An’ne, le Grand Maître Daigyō ; le révérend Eryō14 ; le révérend An’nen ; l’administrateur des moines Jōkan15 ; le supérieur des moines Danna ; le sage des temps anciens Eshin et plusieurs centaines d’autres maîtres [de l’école Tendai] ainsi que plusieurs centaines de disciples de Kōbō, notamment Jitsue, Shinzei et Shinga16 ; et aussi les autres grands maîtres et sages des temps anciens des « huit écoles » et des « dix écoles » ; tous ces hommes apparurent les uns après les autres comme autant de soleils, de lunes et d’étoiles. En plus de quatre cents ans, pas un seul de ces hommes n’a jamais mis en doute cette affirmation [des trois Grands Maîtres]. Sur quelle sorte de sagesse vous appuyez-vous pour la critiquer ?
Les points que je viens d’exposer montrent bien, mes disciples, que vous feriez mieux d’écourter votre sommeil la nuit et de limiter vos loisirs le jour pour méditer sur cette question ! Ne passez pas votre vie en vain pour le regretter pendant les dix mille ans à venir.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le vingt-troisième jour du huitième mois
À Toki
J’ai bien reçu le cordon de pièces de monnaie. J’espère que tous ceux qui, parmi vous, ont une forte détermination se rassembleront pour écouter la lecture de cette lettre.
627Notes
1. Sūtra du Lotus, chap. 3.
2. Ibid., chap. 20.
3. Personne qui induit en erreur.
4. Celui qui mène les autres à l’enseignement correct. Voir glossaire.
5. Les cinq actes sont les cinq transgressions capitales : tuer son père, tuer sa mère, tuer un arhat, blesser un bouddha, et créer des dissensions au sein de la Communauté bouddhiste.
6. Selon la Biographie de Vasubandhu, quand Vasubandhu, à l’origine érudit du Hinayana, fut éveillé à la grandeur du Mahayana par son frère Asanga, il voulut se couper la langue pour expier la faute qu’il estimait avoir commise en dispensant les enseignements du Hinayana et en critiquant ceux du Mahayana. Cependant, Asanga le persuada qu’il ferait mieux d’éradiquer sa faute en utilisant cette même langue pour faire l’éloge du Mahayana.
7. On ne trouve aucune mention de cet incident dans la biographie d’Ashvaghosha. Il est possible que, après avoir été converti au Mahayana par Parshva, Ashvaghosha ait éprouvé des regrets similaires à ceux de Vasubandhu pour avoir précédemment condamné les enseignements bouddhiques.
8. Jizang (549-623) était un moine de l’école Sanlun en Chine (devenue l’école Sanron au Japon). Il fut parfois considéré comme le fondateur de cette école. Selon le Supplément au Commentaire textuel du Sūtra du Lotus, il prit Tiantai pour maître et le servit personnellement pour expier la compréhension superficielle qui avait été auparavant la sienne. « Faire un pont de son propre corps » signifie qu’il porta Tiantai sur son dos à chaque fois que ce dernier montait sur l’estrade de prédication.
9. Selon l’ouvrage intitulé Biographies des moines éminents de la dynastie des Sung, Bukong revint en Inde pour obtenir une copie du Sūtra de la couronne de diamants, afin de dissiper les doutes qui étaient les siens concernant le mandala du Plan du diamant.
10. Bref commentaire du Susiddhikara-sūtra.
11. On ne connaît pas la source précise de cette citation. Cependant, dans son Commentaire personnel du Sūtra du Lotus, Shōshin, moine ayant vécu entre le XIIe et le XIIIe siècles, prête ce genre de propos à Chishō.
12. La clé précieuse du trésor secret. Cette déclaration signifie que chacune des nombreuses écoles se prétend le véhicule de la bouddhéité, mais que leurs doctrines se révèlent superficielles lorsqu’on les compare avec la doctrine de l’école Shingon.
13. L’école Shingon prétendait que le Sūtra de Mahavairochana, sur lequel elle se fondait, avait été exposé par le bouddha Mahavairochana.
14. Eryō (801-859) était un moine de l’école Tendai. Il étudia sous la direction d’Enchō et de Jikaku, les deuxième et troisième supérieurs de l’Enryaku-ji et se pencha à la fois sur les doctrines exotériques et ésotériques. Il fut administrateur d’un temple du mont Hiei, appelé le Hōdō-in.
15. Jōkan (843-927), également connu sous le nom de Zōmyō, fut initié aux enseignements ésotériques par Chishō et, en 906, devint surintendant de l’Enryaku-ji. Il fut nommé administrateur des moines et, par la suite, en 923, fut promu supérieur des moines lorsqu’on attribua à ses prières la guérison de l’empereur.
16. Jitsue (786-847) était à l’origine un moine de l’école Hossō qui devint disciple de Kōbō après le retour de Chine de ce dernier, en 806. Jitsue aida Kōbō à établir le Kongōbu-ji sur le mont Kōya. Shinzei (800-860) était un disciple de Kōbō qui vécut au Jingo-ji sur le mont Takao. En 856, il fut nommé supérieur des moines, et il fut le premier moine de l’école Shingon à recevoir ce titre. Shinga (801-879) était un disciple et frère cadet de Kōbō. Il officia comme administrateur de temple à la fois au Tōdai-ji et au Tō-ji, et fut nommé supérieur des moines, en 864.