J’ai bien reçu le sac d’algues que vous m’avez fait parvenir. Je tiens aussi à exprimer toute ma reconnaissance à Ōama pour ses offrandes d’algues.
On appelle ce lieu le mont Minobu. Au sud s’étend la province de Suruga, et plus de cent ri séparent Ukishimagahara1, sur le littoral de cette province, et cette montagne du district de Hakii, dans la province de Kai [où je me trouve]. Il est dix fois plus difficile d’accomplir ce parcours que d’effectuer la même distance sur une voie ordinaire. La rivière Fuji2, la plus rapide de tout le Japon, s’écoule du nord au sud. De hautes montagnes s’élèvent à l’est et à l’ouest de cette rivière, formant une profonde vallée où partout se dressent d’immenses rochers, comme autant de hauts paravents. Les eaux de la rivière coulent dans la vallée aussi rapidement que des flèches lancées par de puissants archers à travers la fente d’une archère. La rivière est si vive et si rocailleuse qu’une 468embarcation est parfois réduite en miettes en longeant les rives ou en tentant la traversée. Une fois franchie cette passe dangereuse, vous verrez le sommet d’une imposante montagne appelée le mont Minobu.
À l’est s’élève le mont Tenshi ; au sud, le mont Takatori ; à l’ouest, le mont Shichimen ; et, au nord, le mont Minobu. On dirait quatre paravents géants. Quand vous gravissez ces sommets, vous voyez en contrebas une vaste étendue de forêts, alors que, en descendant vers les vallées, vous découvrez un alignement de rochers gigantesques. Le hurlement des loups emplit les montagnes, le cri des singes résonne en écho à travers les vallées, les cerfs lancent leur bramement plaintif à l’attention des biches et l’on entend le cri strident des cigales. Ici, les fleurs printanières s’épanouissent en été, et les arbres portent leurs fruits d’automne en hiver. On peut voir parfois un bûcheron ramasser du bois à brûler, et ceux qui me rendent visite de temps à autre sont des amis de longue date. Le mont Shang, où les Quatre Aînés aux cheveux blancs se retirèrent du monde, et les coins reculés de la montagne où s’isolèrent les Sept Sages du bosquet de bambous3, étaient probablement semblables à cet endroit.
En gravissant la montagne, on croit y voir pousser des algues wakame, mais il s’agit en fait d’une étendue de fougères. En descendant dans la vallée, on a l’impression d’y découvrir des algues nori, mais ce n’est qu’une sorte de persil qui y pousse en touffes denses.
Bien que je ne pense plus à ma région natale depuis longtemps, la vue de ces algues me rappelle de nombreux souvenirs familiers, ce qui me semble à la fois triste et difficilement supportable. J’ai vu ces algues il y a longtemps, sur la côte, à Kata’umi, Ichikawa et Kominato4. Je ressens une amertume injustifiée, sachant que leur couleur, leur forme et leur goût n’ont pas changé alors que mes parents, eux, ont disparu, et je ne peux retenir mes larmes.
Mais laissons cela. La demande [qui m’a été faite de calligraphier] un Gohonzon pour Ōama me met dans l’embarras. En voici la raison. Ce Gohonzon n’a jamais été mentionné dans les écrits des nombreux maîtres des Trois Corbeilles qui ont voyagé de l’Inde en Chine, ni dans ceux des moines qui ont voyagé de Chine en Inde. Pourtant les objets de vénération enchâssés dans les temples de toute l’Inde sont tous décrits, sans exception, dans le Voyage en Occident, dans la Biographie du Maître des Trois Corbeilles du temple Cien et dans la Transmission de la lampe. Je ne l’ai pas trouvé davantage mentionné parmi les objets de vénération des différents temples décrits par les sages ayant effectué le voyage de Chine au Japon, ou du Japon en Chine. Puisque les registres des innombrables temples tels que le Gangō-ji et le Shitennō-ji5, premiers temples du Japon, les énumèrent tous sans exception, ainsi d’ailleurs que le font beaucoup de récits historiques, à commencer par les Chroniques du Japon, les objets de vénération de ces temples sont donc bien connus, mais jamais un Gohonzon n’a été mentionné.
En proie au doute, les gens disent : « Il n’a probablement pas été mentionné dans les sūtras ni dans les traités. C’est pourquoi les nombreux sages ne l’ont jamais représenté sous forme d’images peintes ou sculptées. » Mais ils ont les sūtras sous les yeux. Ceux qui nourrissent de tels doutes devraient donc vérifier si [cet objet de vénération] est mentionné ou non dans les sūtras. Il n’est pas juste de le rejeter du seul fait qu’il n’a jamais été peint ni sculpté dans les âges précédents.
Ainsi, le bouddha Shakyamuni s’éleva autrefois jusqu’au ciel des trente-trois divinités pour s’acquitter de ses obligations envers sa mère défunte. Mais, en raison des pouvoirs transcendantaux du Bouddha, personne dans tout le continent du Jambudvipa, à l’exception du vénérable Maudgalyayana, n’en eut conscience. On voit donc que, même en ayant les enseignements du 469Bouddha sous les yeux, si les êtres humains n’ont pas la capacité adéquate, l’objet de vénération ne sera pas révélé et, si le moment n’est pas approprié, il ne se répandra pas. C’est là une loi de la nature ; comme les marées dans l’océan, dont le flux et reflux est fonction du temps, ou comme la lune qui croît et décroît dans les cieux.
Le bouddha Shakyamuni, seigneur des enseignements, gardait ce Gohonzon précieusement dans son cœur depuis des kalpa et des kalpa de particules de poussière d’innombrables systèmes de mondes majeurs mais, même après son apparition en ce monde, il ne l’exposa pas durant les quelque quarante années suivant sa première prédication. Même dans le Sūtra du Lotus, les premiers chapitres de l’enseignement théorique n’y font pas allusion. Shakyamuni l’évoqua pour la première fois dans le chapitre “L’apparition de la Tour aux trésors”, le révéla dans le chapitre “Durée de la vie” et conclut son explication dans les chapitres “Les pouvoirs transcendantaux de l’Ainsi-Venu” et “Transmission”.
Les bodhisattvas tels que Manjusri, qui vit dans le Monde doré, Maitreya, qui demeure dans le palais du ciel Tushita, Sensible-aux-Sons-du-Monde, qui habite sur le mont Potalaka, et le bodhisattva Roi-de-la-Médecine, disciple du bouddha Pure-et-Brillante-Vertu-de-Soleil-et-de-Lune, tous se querellaient pour obtenir [la permission du Bouddha de propager le Gohonzon durant l’époque de la Fin de la Loi], mais il refusa. Le Bouddha déclara : « Ces bodhisattvas sont connus pour leur excellente sagesse et leur profond savoir mais, comme ils viennent tout juste d’entendre parler du Sūtra du Lotus, leur compréhension est encore limitée. Ils ne pourraient donc pas endurer les grandes difficultés de l’époque de la Fin de la Loi. Mes vrais disciples, je les ai gardés cachés dans les profondeurs de la terre pendant des kalpa et des kalpa de particules de poussière d’innombrables systèmes de mondes majeurs. C’est à eux que je le confierai. » Cela dit, le Bouddha convoqua le bodhisattva Pratiques-Supérieures et les autres bodhisattvas du chapitre “Surgir de terre” et leur confia les cinq caractères de Myōhō-renge-kyō, cœur de l’enseignement essentiel du Sūtra du Lotus. Puis le Bouddha dit : « Écoutez-moi bien attentivement. Après ma disparition, vous ne devez pas les propager [ces caractères] ni pendant le premier millénaire de l’époque de la Loi correcte, ni pendant le second millénaire de la Loi formelle. Au début de l’époque de la Fin de la Loi, des moines opposés [à la Loi] rempliront le continent du Jambudvipa, au point que toutes les divinités célestes manifesteront leur rage, que des comètes apparaîtront dans le ciel, et que des séismes secoueront la terre comme d’immenses vagues. D’innombrables désastres et calamités tels la sécheresse, les incendies, les inondations, les tempêtes, les épidémies, la famine et la guerre, se manifesteront tous les uns après les autres. Les habitants du Jambudvipa revêtiront des armures et se saisiront d’arcs et de bâtons, mais comme aucun des bouddhas, bodhisattvas ou nobles divinités bienveillantes ne pourra les aider, ils mourront tous et tomberont en pluie dans l’Enfer aux souffrances incessantes. À ce moment-là, s’ils adoptent ce grand mandala des cinq caractères et s’ils y croient, les souverains pourront sauver leurs pays, les gens seront libérés des calamités et, dans leur prochaine vie, ils échapperont aux grands feux de l’enfer. »
Bien que Nichiren ne soit pas le bodhisattva Pratiques-Supérieures, il déclare l’être depuis plus de vingt ans, car il est convaincu que le fait d’avoir déjà atteint une compréhension globale de cet enseignement est peut-être le dessein de ce bodhisattva. Si l’on décide de propager cet enseignement, on se heurtera en effet à des difficultés, comme il est dit dans le Sūtra : « Puisque haine et jalousie envers ce Sūtra abondent en ce monde, du vivant même de 470l’Ainsi-Venu, ne seront-elles pas pires encore après sa disparition6 ? » et « il se heurtera à une grande hostilité dans le monde et sera difficile à croire7 ». Parmi les trois puissants ennemis8 annoncés dans le Sūtra, le premier désigne non seulement le souverain, mais aussi les intendants de district et de village, les seigneurs des manoirs et les gens ordinaires. Puisque ces derniers croiront les attaques effectuées par les deuxième et troisième ennemis, qui sont des moines, ils maudiront ou calomnieront le pratiquant du Sūtra du Lotus ou l’attaqueront à coups de sabre et de bâton.
Bien qu’éloigné, le village de Tōjō, dans la province d’Awa, peut être considéré comme le centre du Japon parce que la Grande Déesse du Soleil y réside. Même si elle a vécu durant les temps anciens dans la province d’Ise9, quand les empereurs se mirent à développer une foi profonde dans Hachiman et les sanctuaires de Kamo10 et négligèrent ainsi la Grande Déesse du Soleil, elle entra dans une grande fureur. À ce moment-là, Minamoto no Yoritomo, général de la droite11, fit un serment par écrit et ordonna à Aoka no Kodayū12 de l’installer dans le sanctuaire extérieur d’Ise. C’est peut-être pour avoir exaucé le vœu de la divinité, que Yoritomo devint le shōgun régnant sur tout le Japon. Cet homme décida alors de faire du district de Tōjō la résidence de la Grande Déesse du Soleil. C’est peut-être pour cela que la Déesse ne réside plus à Ise mais dans le district de Tōjō, dans la province d’Awa. Cela rappelle le grand bodhisattva Hachiman qui, dans les temps anciens, vivait à Dazaifu mais se déplaça plus tard au mont Otokoyama, dans la province de Yamashiro, et qui habite désormais au sanctuaire de Tsurugaoka, à Kamakura, dans la province de Sagami13.
De tous les lieux possibles composant l’ensemble du Jambudvipa, Nichiren entreprit de propager cet enseignement correct dans le district de Tōjō, dans la province d’Awa, au Japon. De ce fait, l’intendant de Tōjō est devenu mon ennemi, mais son clan est désormais à moitié détruit. À cause de son manque de détermination et de bon sens, Ōama croit parfois, et doute en d’autres occasions. Elle est irrésolue. Quand Nichiren fut confronté à la fureur des autorités gouvernementales14, elle a rejeté le Sūtra du Lotus. Voilà pourquoi, à chaque fois que je l’ai rencontrée, je lui ai dit que le Sūtra du Lotus était « le plus difficile à croire et le plus difficile à comprendre15 ».
Si je lui confère ce Gohonzon pour son salut, afin de m’acquitter de ma grande dette à son égard, les dix filles rakshasa penseront certainement que je suis un moine partial. Par ailleurs si, en accord avec le Sūtra, je ne remets pas [ce Gohonzon] à une personne sans foi, je ne serai peut-être pas partial mais, comme Ōama n’a pas conscience de sa propre faute, elle pourrait nourrir de la rancune à mon égard. J’ai expliqué en détail la raison de mon refus dans une lettre à Suke Ajari16. Je vous saurai gré de vous procurer cette lettre et de la lui montrer.
Vous êtes de la famille d’Ōama, mais vous avez montré la sincérité de votre foi. Vous m’avez souvent fait parvenir des offrandes, à la fois jusqu’à la province de Sado et dans cette province-ci, et votre détermination ne semble pas faiblir. Je vais donc vous conférer le Gohonzon. Mais je me demande encore avec inquiétude si vous maintiendrez votre foi jusqu’au bout, et j’ai l’impression de marcher sur une fine couche de glace ou de me retrouver face à la menace d’un sabre. Je vous écrirai encore, plus en détail.
Même si on dit qu’Ōama n’est pas seule à avoir des regrets mais qu’à Kamakura, parmi les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes sur mille qui ont abandonné leur foi au moment de mon arrestation, il en est d’autres qui éprouvent aussi des remords, peut-être parce que la fureur publique est retombée, maintenant ils ne sauraient 471cependant en aucun cas avoir autant de prix qu’elle, à mes yeux.
S’il vous plaît, expliquez-lui bien que, quoique je le déplore, de même que les os ne peuvent remplacer la chair17, il n’est pas dans mon intention d’accéder à sa requête parce qu’elle s’est opposée au Sūtra du Lotus.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le seizième jour du deuxième mois
Réponse à Niiama
Notes
1. Région située à l’est de la province de Suruga (l’actuelle préfecture de Shizuoka), qui s’étend du versant sud du mont Ashitaka, près de Numazu, à Suzukawa, dans l’actuelle ville de Fuji.
2. Rivière située à l’ouest du mont Fuji qui s’écoule vers le sud, dans la baie de Suruga. Elle est longue d’environ cent quarante kilomètres.
3. Shan Tao, Ji Kang, Ruan Ji, Ruan Xian, Wang Rong, Xianxin et Liu Liug. À la fin de la dynastie des Wei (220-265), le gouvernement étant corrompu et désorganisé, on dit que ces sept sages se sont retirés dans un bosquet de bambous où ils poursuivirent l’étude de la philosophie de Laozi (Lao Tseu) et de Zuang Zi.
4. Lieux situés le long de la côte Pacifique, à Awa, la province natale de Nichiren.
5. Le Gangō-ji est un temple de l’école Kegon et l’un des sept temples majeurs de Nara. Sa construction fut lancée en 588 par un fonctionnaire de la Cour, Soga no Umako, et fut achevée en 596. Le Shitennō-ji est le plus ancien temple du Japon qui demeure encore aujourd’hui. Fondé par Shōtoku en 587, il est situé dans l’actuelle Ōsaka. On dit que Shōtoku l’a fait bâtir en témoignage de sa gratitude pour la victoire qu’il remporta avec Soga no Umako contre Mononobe no Moriya, et qu’il y enchâssa des statues des quatre rois célestes (Shitennō en japonais).
6. Sūtra du Lotus, chap. 10.
7. Ibid., chap. 14.
8. 1) Les laïcs qui dénigrent les pratiquants du Sūtra du Lotus, 2) les moines arrogants et sournois qui dénigrent les pratiquants du Sūtra du Lotus et 3) les moines respectés par la population qui incitent les autorités à persécuter les pratiquants du Sūtra du Lotus. Voir glossaire.
9. La province d’Ise correspond à l’actuelle préfecture de Mie. On y trouve les grands sanctuaires d’Ise. Ces deux sanctuaires (intérieur et extérieur) abritent les divinités tutélaires ancestrales de la famille impériale.
10. Hachiman est une divinité majeure du shintoïsme, adoptée par les écoles bouddhiques comme une divinité protectrice. Les sanctuaires de Kamo sont deux sanctuaires de Kyōto liés au shintoïsme. Bien qu’indépendants, ils sont proches l’un de l’autre.
11. Être assis à la droite du régent était la plus haute position.
12. Aoka no Kodayū (dates inconnues) fut le premier gardien du sanctuaire érigé dans le village de Tōjō par Minamoto no Yoritomo (1147-1199) pour honorer la Grande Déesse du Soleil.
13. Le sanctuaire originel dédié à Hachiman se trouvait près de Dazaifu, centre local du gouvernement, à Kyūshū. La première référence à ce sanctuaire que l’on ait retrouvée date de 737. En 859, le sanctuaire d’Iwashimizu Hachiman fut érigé sur le mont Otokoyama, au sud de Kyōto. Par la suite, Hachiman ayant été adopté comme divinité tutélaire par la famille Minamoto, il fut identifié aux prouesses militaires. De ce fait, en 1191, Minamoto no Yoritomo, fondateur du gouvernement de Kamakura, établit le sanctuaire de Hachiman dans le sanctuaire de Tsurugaoka, à Kamakura.
14. Il s’agit là d’une référence à la persécution de Tatsunokuchi où l’on tenta sans succès d’exécuter Nichiren, le douzième jour du neuvième mois de 1271.
15. Sūtra du Lotus, chap. 10.
16. On pense que Suke Ajari a été un disciple de Nichiren et un confident du seigneur du district de Tōjō. Ou encore, selon une autre hypothèse, il faisait partie des moines du Seichō-ji, où Nichiren était devenu moine.
17. Nichiren compare peut-être ici la « chair » aux sentiments personnels et « les os » aux principes bouddhiques.