Vos deux émissaires sont bien arrivés et m’ont remis vos offrandes. Ben Ajari1 m’a aussi rapporté votre bonté dans son courrier.
Dans cette lettre, j’aimerais vous conseiller sur ce qui est le plus essentiel pour vous. Au cours des époques de la Loi correcte et de la Loi formelle, le monde n’a pas sombré dans le déclin parce que des sages et des personnes vertueuses apparurent fréquemment et que les divinités célestes protégèrent les gens. Cependant, à l’époque de la Fin de la Loi, les êtres humains sont devenus si avides que des luttes n’ont cessé d’éclater entre souverains et sujets, entre parents et enfants, entre frère aîné et frère cadet, et plus encore entre personnes qui n’ont aucun lien. Quand surgissent de tels conflits, les divinités abandonnent le pays, puis commencent les trois calamités et les sept désastres, jusqu’à ce qu’un, deux, trois, quatre, cinq, six ou sept soleils apparaissent dans le ciel2. Les plantes et les arbres se flétrissent et meurent, les rivières, grandes et petites, s’assèchent, la terre se consume lentement comme du charbon de bois, et la mer devient comme de l’huile bouillante. Finalement, des flammes emplissent l’atmosphère, s’élevant depuis l’Enfer aux souffrances incessantes jusqu’à atteindre le ciel de Brahma. Tels sont les désastres qui se produiront quand le monde parviendra à sa dissolution finale.
641Chacun, quel que soit son rang ou son statut, considère comme naturelles l’obéissance des enfants vis-à-vis de leur père, la loyauté des sujets envers leur souverain, et la fidélité des disciples envers leur maître. Mais, depuis peu, on voit nos contemporains, ivres d’avidité, de haine et d’ignorance, se faire une règle de trahir leur souverain, de mépriser leurs parents et de se moquer de leurs maîtres. Vous devriez lire et relire ma lettre précédente3 où j’expliquais que chacun doit certes obéir à son maître, à son souverain et à ses parents mais que, s’ils commettent de mauvais actes, les réprimander constitue un acte de loyauté à leur égard.
Récemment, votre frère aîné, Uemon no Sakan, a été de nouveau déshérité par votre père. J’avais dit à votre épouse, lorsqu’elle m’a rendu visite, qu’il était certain qu’il serait une fois encore déshérité. Je me demandais avec appréhension comment vous, Hyōe no Sakan, alliez réagir, et [je l’ai prévenue] qu’elle devait s’attendre au pire. Cette fois, j’en suis sûr, vous allez abandonner votre foi. Dans ce cas, je n’ai pas la moindre intention de vous adresser de reproches. De votre côté, vous ne devriez pas non plus blâmer Nichiren quand vous tomberez en enfer. Je n’en serai aucunement responsable. Il est indéniable qu’un incendie peut réduire instantanément en cendres une steppe qui existait depuis mille ans, et que le mérite acquis en plus de cent années peut être détruit par un seul mot.
Votre père, Saemon no Tayū, semble être devenu maintenant un ennemi du Sūtra du Lotus. En revanche, votre frère, Uemon no Tayū Sakan4, va désormais devenir un des pratiquants de ce Sūtra5. Vous, qui ne pensez qu’à vos affaires immédiates, vous obéirez à votre père, et les personnes égarées vous loueront alors pour votre piété filiale. Munemori obéit aux ordres tyranniques de son père et fut finalement décapité à Shinohara. Shigemori désobéit à son père et le précéda dans la mort6. Lequel [des deux] fit vraiment preuve de piété filiale ? Si vous obéissez à votre père, ennemi du Sūtra du Lotus, et abandonnez votre frère, pratiquant du Véhicule Unique, faites-vous alors preuve de piété filiale ? En fin de compte, vous devriez vous résoudre à suivre la Voie du Bouddha avec détermination, à l’instar de votre frère. Votre père est comme le roi Merveilleux-Ornement et vous, les frères, êtes comme les princes Pure-Resserre et Pure-Vision. L’époque est différente, mais le principe du Sūtra du Lotus demeure le même. Récemment, le moine séculier de Musashi7 abandonna son vaste territoire et ses nombreux sujets afin de se retirer de toutes les affaires de ce monde. Si vous recherchez les faveurs de votre père pour [obtenir] un petit domaine privé et que vous négligez votre foi et tombez dans les voies mauvaises, vous ne devriez pas m’en blâmer, moi, Nichiren. Cependant, en dépit de mes avertissements, je sens que cette fois-ci vous allez abandonner votre foi.
Je dis cela par compassion parce que, tout en ayant été fidèle jusqu’à présent, vous pouvez encore tomber dans les mauvaises voies. Si vous deviez décider de suivre mes enseignements — et il y a une chance sur cent ou mille pour que cela se produise — alors, faites face à votre père et dites-lui : « Puisque vous êtes mon père, j’ai pour devoir de vous obéir, mais, comme vous êtes devenu un ennemi du Sūtra du Lotus, je manquerais à la piété filiale en agissant ainsi. C’est pourquoi j’ai décidé de rompre avec vous et de suivre mon frère. Si vous deviez le déshériter, alors, sachez que c’est moi aussi que vous déshériterez. » Vous ne devriez pas éprouver la moindre crainte dans votre cœur. C’est le manque de courage qui empêche d’atteindre la bouddhéité, même si l’on peut avoir professé la foi dans le Sūtra du Lotus de nombreuses fois depuis d’innombrables kalpa.
Il y a certes quelque chose d’extraordinaire dans le flux et le reflux des marées, le lever et le coucher de la lune, et la façon 642dont se succèdent l’été, l’automne, l’hiver et le printemps. De même, il est extraordinaire qu’un homme du commun atteigne la bouddhéité. À ce moment-là, inévitablement, les trois obstacles et les quatre démons apparaîtront, et les sages se réjouiront alors que les insensés battront en retraite. J’attends depuis longtemps l’occasion de vous dire cela, par l’intermédiaire de mon messager ou par quelque autre moyen. J’apprécie donc beaucoup que vous m’ayez envoyé ces messagers. Je suis sûr que, si vous étiez sur le point d’abandonner votre foi, vous ne l’auriez pas fait. C’est en pensant qu’il n’est peut-être pas encore trop tard que j’écris cette lettre.
L’atteinte de la bouddhéité est en fait difficile, plus difficile que l’exploit consistant à placer une aiguille au sommet du mont Sumeru de ce monde et à lancer un fil depuis le sommet du mont Sumeru d’un autre monde directement dans le chas de cette aiguille. Et l’exploit est encore plus grand s’il doit être accompli par vent contraire. Il est dit dans le Sūtra du Lotus : « Un million de million de dix mille de kalpa, un temps inconcevable s’écoulera avant que quelqu’un puisse entendre ce Sūtra du Lotus. Un million de million de dix mille de kalpa, un temps inconcevable s’écoulera avant que les bouddhas, Honorés du monde, ne prêchent ce Sūtra. Voilà pourquoi ceux qui le pratiquent, après la disparition du Bouddha, en entendant un sūtra tel que celui-ci ne devraient avoir ni doutes ni perplexité (...)8. » Même parmi les vingt-huit chapitres du Sūtra du Lotus, ce passage est tout à fait exceptionnel. Dans ce Sūtra, depuis le chapitre “Introduction” jusqu’au chapitre “Le maître de la Loi”, on trouve en très grand nombre les êtres humains et les êtres célestes, les quatre sortes de croyants et les huit sortes d’êtres non humains — ceux qui sont au stade de l’illumination presque parfaite ou au-dessous —, mais il n’y a qu’un seul Bouddha, l’Ainsi-Venu Shakyamuni. Ainsi, ces chapitres, qui peuvent paraître insignifiants, sont d’une grande portée. Les douze chapitres, allant de “L’apparition de la Tour aux trésors” jusqu’à “Transmission”, sont les plus importants de tous. C’est en effet dans ces chapitres que, en présence du bouddha Shakyamuni, apparut la Tour aux trésors de Maints-Trésors. C’est comme si le soleil avait surgi devant la lune. Les bouddhas des dix directions étaient assis sous les arbres, et c’est comme si les herbes et les arbres des mondes des dix directions avaient pris feu. C’est dans ce contexte que fut exposé ce passage du Sūtra.
Il est dit dans le Sūtra du Nirvana : « Les êtres humains souffrent depuis d’innombrables, d’incalculables kalpa. En un kalpa, les os laissés derrière soi s’élèvent aussi haut que le mont Vipula, près de Rajagriha, et l’on tète autant de lait qu’il y a d’eau dans les quatre mers. Le sang répandu dépasse le volume d’eau des quatre mers, tout comme les larmes de douleur déversées à la mort de parents, de frères et de sœurs, d’épouses, d’enfants, et d’autres membres de la famille. Et, même si l’on découpait toutes les plantes et tous les arbres poussant sur terre pour en faire des bâtonnets de quatre pouces9, ces bâtonnets ne suffiraient pas pour compter tous les parents que l’on a eus durant toutes nos vies passées. »
Telles sont les paroles prononcées par le Bouddha, étendu dans le bosquet d’arbres sala le dernier jour de sa vie. Vous devriez leur accorder la plus stricte attention. Elles signifient qu’il est impossible de compter le nombre de parents qui vous ont donné naissance depuis d’innombrables kalpa, même avec les baguettes de quatre pouces [que l’on pourrait obtenir] en coupant toutes les plantes et tous les arbres poussant dans l’ensemble des mondes des dix directions.
Vous avez donc eu un nombre incalculable de parents dans vos existences passées. Pourtant, durant ce temps-là, vous n’avez jamais rencontré le Sūtra du Lotus. Nous voyons donc qu’il est facile d’avoir des parents, mais très difficile de rencontrer 643le Sūtra du Lotus. Par conséquent, si vous désobéissez aux paroles d’un de vos parents, qu’il est si facile d’avoir, et suivez un ami du Sūtra du Lotus, qu’il est si rare de rencontrer, non seulement vous pourrez atteindre la bouddhéité, mais vous pourrez aussi mener à l’illumination le parent auquel vous avez désobéi. Ainsi, le prince Siddhartha était le fils aîné du roi Shuddhodana. Son père voulait qu’il lui succède sur le trône et gouverne le pays, et il le désigna effectivement comme prince héritier. Mais le prince s’opposa aux désirs de son père et, une nuit, il s’échappa du palais. Le roi lui tint grief de ce manque de piété filiale, mais Siddhartha, après avoir atteint la bouddhéité, commença par mener ses parents, le roi Shuddhodana et Dame Maya10, sur la Voie du Bouddha.
Aucun parent n’exhorterait jamais son fils à renoncer au monde afin d’atteindre la bouddhéité. Mais quoi qu’il en soit, dans votre cas, les observateurs des préceptes et les moines de l’école Nembutsu ont incité votre père à se joindre à eux afin que votre frère et vous abandonniez tous deux votre foi. On dit que le moine Double-Incendie11 persuada les autres de réciter un million de fois le Nembutsu afin de créer la discorde parmi les gens et de détruire les graines du Sūtra du Lotus. Le moine séculier du Gokuraku-ji semblait une personne admirable. Mais, égaré par les moines du Nembutsu, il me traita avec hostilité, et cela entraîna non seulement sa perte mais aussi celle de tout son clan. Seul le Seigneur d’Echigo12 a survécu. Vous pensez peut-être que ceux qui croient dans le moine Double-Incendie sont prospères, mais voyez plutôt ce qu’il est advenu du clan Nagoe13, qui finança la construction du Zenkō-ji, du Chōraku-ji et du Daibutsu-den14 ! De plus, le seigneur de Sagami15 gouvernait le Japon mais, par sa conduite, il a attiré sur lui un ennemi presque aussi grand que le continent du Jambudvipa.
Même si vous abandonnez votre frère pour prendre sa place dans les bonnes grâces de votre père, attendriez-vous mille ou dix mille ans, vous ne connaîtrez jamais la prospérité. Il n’y a pas moyen de savoir ce qui vous arrivera, y compris dans un avenir proche. Comment pouvez-vous alors être certain de goûter la prospérité tout au long de votre vie ? Vous devez donc vous résoudre à consacrer toutes vos pensées à votre bonheur dans votre prochaine existence. Après avoir écrit tout cela, il m’apparaît que cette lettre est peut-être vaine, et je suis trop las pour poursuivre. Mais cela pourra aussi vous servir de référence à l’avenir.
Avec mon profond respect,
Nichiren
Le vingtième jour du onzième mois
Réponse à Hyōe no Sakan
Notes
1. Ben est un autre nom de Nisshô (1221-1323), un des six disciples principaux de Nichiren. Il se consacra à la propagation de son enseignement, principalement à Kamakura.
2. On lit dans le Sūtra des rois bienveillants : « Quand deux, trois, quatre ou cinq soleils surviennent en même temps, quand le soleil subit une éclipse et perd son éclat (...) c’est le premier désastre. »
3. La lettre précédente est Lettre aux deux frères Ikegami, datée du seizième jour du quatrième mois de 1275.
4. Frère aîné des frères Ikegami.
5. Cette déclaration implique que si, plutôt que de renoncer à sa foi, le frère aîné, Munenaka, accepte d’être déshérité, avec les sanctions sociales que cela entraîne, il donne effectivement sa vie pour le Sūtra du Lotus.
6. Munemori (1147-1185) et Shigemori (1138-1179) étaient des frères et des guerriers appartenant au clan Taira, qui prit le contrôle de la Cour japonaise et détint le pouvoir suprême. Shigemori, le premier fils de Taira no Kiyomori, adressa des remontrances à son père lorsqu’il essaya d’enfermer l’empereur retiré Goshirakawa, alors que Munemori, le troisième fils, se conforma aux instructions de son père. Shigemori mourut de maladie, et Munemori, après l’anéantissement des forces Taira à Danno’ura, tenta de se noyer mais il fut capturé et finalement décapité à Shinohara, dans la province d’Ōmi.
644 7. Le moine séculier de Musashi désigne Hōjō Yoshimasa (1242-1281), un des plus hauts fonctionnaires du gouvernement de Kamakura, qui détint des postes importants tels que celui de conseiller du régent et gouverneur de province.
8. Sūtra du Lotus, chap. 20.
9. Ce qui équivaut à une douzaine de centimètres.
10. D’après les textes canoniques, la mère de Shakyamuni est décédée sept jours après la naissance de son fils. Mais ici Nichiren s’appuie sur un sūtra Agama appelé Recueil des sūtras Agama traitant de certains éléments doctrinaux dans lequel on peut lire : « (...) quand Shakyamuni s’éleva dans le ciel des trente-trois divinités pour enseigner la Loi à sa mère Maya. »
11. « Le moine Double-Incendie » (Ryōka en japonais) est un jeu de mots sur le nom de Ryōkan, supérieur du Gokuraku-ji de l’école Shingon-Ritsu. Lors du troisième mois de 1275, un feu éclata dans le Gokuraku-ji, où vivait Ryōkan, et se propagea jusqu’au palais du shōgun. Le temple brûla entièrement, ainsi qu’une partie du palais.
12. Hōjō Naritoki, quatrième fils de Hōjō Shigetoki, moine séculier du Gokuraku-ji.
13. Le clan de Hōjō Tomotoki (1193-1245), frère cadet de Hōjō Yasutoki, troisième régent du gouvernement de Kamakura. On appela son clan le clan Nagoe d’après son lieu de résidence, à Kamakura. On dit que Tomotoki fut, tout comme son clan, un fervent croyant de l’école Nembutsu. Les six fils de Tomotoki connurent tous une fin tragique.
14. Il n’existe plus de temple portant le nom de Zenkō-ji, à Kamakura. Chōraku-ji était un grand temple de l’école de la Terre pure. Daibutsu-den, littéralement « le temple qui contient une grande statue du bouddha (Amida) », est connu sous le nom de Kōtoku-in.
15. Le seigneur de Sagami est Hōjō Tokimune (1251-1284), huitième régent du gouvernement de Kamakura. « L’ennemi » dont il est question dans cette phrase désigne les Mongols qui avaient lancé une première attaque en 1274.